Né en Égypte, le mouvement des Frères musulmans est rapidement devenu un acteur transnational majeur. Exil, réseaux sociaux et adaptabilité idéologique ont permis à cette organisation de diffuser son influence à travers le monde arabo-musulman.
Fondé en 1928 à Ismaïlia par Hassan al-Banna, le mouvement des Frères musulmans dépasse rapidement le cadre national pour devenir un acteur transnational majeur du monde arabo-musulman. Son influence repose sur des réseaux militants structurés, une doctrine adaptable et une capacité à s’implanter dans des contextes politiques et culturels variés.
En effet, dès leur création, les Frères musulmans se définissent comme un mouvement à vocation globale. Al-Banna entend restaurer l’islam comme principe organisateur de la société et de la politique, non seulement en Égypte, mais dans l’ensemble de la Oumma.
« L’Égypte est le laboratoire des Frères musulmans, mais leur horizon est panislamique, capable de s’opposer au colonialisme, au sécularisme occidental et à la fragmentation du monde musulman », souligne l’historien Pierre Vermeren, enseignant à l’université Paris 1-Sorbonne.
Le projet combine réforme morale individuelle et visée politique. Il repose sur l’éducation, la formation d’une élite pieuse et engagée, et l’ancrage social à travers écoles, associations caritatives et syndicats.
La popularité rapide du mouvement dans les années 1930-40, notamment dans les villes du Canal, Alexandrie et Le Caire, s’explique par la crise sociale et économique qui touche l’Égypte, le décollage démographique et la frustration des nouvelles classes moyennes face aux élites traditionnelles et aux minorités étrangères.
« Les Anglais, avec le traité anglo-égyptien de 1936, mettent du sel sur les plaies nationalistes, tandis que la grande révolte arabe de Palestine fournit un carburant inespéré aux Frères pour mobiliser et recruter des disciples », rappelle le chercheur.
L’exil comme moteur d’internationalisation
La répression en Égypte à partir des années 1950 sous Nasser constitue un tournant décisif pour le mouvement. Après la tentative d’assassinat contre Nasser en 1954, des milliers de cadres sont emprisonnés et torturés.
« La torture et l’emprisonnement de milliers de Frères créent des martyrs, mais surtout des réseaux dispersés, capables de répandre l’idéologie dans tout le Moyen-Orient », explique M. Vermeren.
L’exil devient ainsi un catalyseur de diffusion transnationale. Les militants rejoignent l’Arabie saoudite, le Golfe, le Maghreb, la Jordanie ou le Liban. Ils intègrent administrations, universités et appareils d’État, contribuant à y ancrer la doctrine frériste. L’université de Médine devient un centre clé, accueillant des étudiants venus d’Afrique et d’Asie, qui repartent avec les idées des Frères pour les diffuser dans leur pays.
« Le Caire décharge ses cadres dans le Golfe et en Afrique du Nord, où ils participent à la construction des États et de leurs administrations », précise l’historien. « Entre 1955 et 1990, leur idéologie fusionne avec le salafisme saoudien et imprègne les sociétés et administrations arabes. »
Un réseau transnational structuré
À partir des années 1970, le mouvement s’institutionnalise localement, tout en restant relié à une vision transnationale. En Jordanie, il devient un acteur politique légal, avec un parti et des députés ; en Syrie, l’opposition frontale au régime de Hafez al-Assad culmine avec le massacre de Hama en 1982 ; en Palestine, le Hamas, créé en 1987, perpétue l’héritage frériste, mêlant lutte armée et islamisme politique.
En Tunisie, Ennahda s’inspire directement des Frères, mais adapte son discours aux spécificités locales. Au Soudan, les Frères participent à la prise de pouvoir en 1989 aux côtés d’Omar el-Béchir.
« Le fréro-salafisme est une doctrine plastique et adaptable, pourvu que les adeptes reconnaissent les fondamentaux et l’objectif du califat », explique le chercheur. « Les Frères ont su faire preuve de souplesse pour avancer leurs pions et leur cause. »
Cette capacité d’adaptation est visible dans les alliances pragmatiques et les compromis tactiques : au Maroc, ils reconnaissent la commanderie du roi ; en Turquie, ils souscrivent au projet national-califal d’Erdogan ; en France et en Occident, ils adoptent un discours en apparence compatible avec la laïcité pour s’insérer dans le tissu associatif.
« Ils s’autoproclament porte-parole des musulmans parce qu’ils sont les mieux organisés, et ils font régner la peur avec les salafistes dans des communautés pourtant très diverses », observe M. Vermeren.
Les événements régionaux, facteurs de diffusion et d’enracinement
Outre ces éléments, les crises successives ayant frappé la région ont aussi contribué à diffuser et à enraciner le mouvement à l’international. En effet, la mobilisation autour d’événements comme la guerre de 1948 et la création d’Israël, ainsi que les crises économiques et politiques post-Seconde Guerre mondiale, constituent un terreau fertile pour la confrérie.
« La violence politique en Égypte, la guerre de 1948, la création d’Israël et la fin annoncée des empires coloniaux participent à la diffusion des idées des Frères chez les musulmans sunnites du Moyen-Orient », rappelle l’historien.
Le mouvement réussit à combiner action sociale, politique et religieuse. Il propose une stratégie d’ancrage : écoles, hôpitaux, syndicats et associations caritatives permettent de gagner la confiance des populations avant de viser le pouvoir.
« Le modèle frériste a beaucoup de plomb dans l’aile dans le monde musulman », analyse M. Vermeren, « sauf en Occident », ajoute-t-il, « où il prospère parmi les minorités islamiques et influence certains partis et associations ».
Un modèle malléable mais unifié par ses fondamentaux
Malgré les adaptations locales, le mouvement conserve une cohérence doctrinale : formation d’une élite pieuse et engagée, diffusion du fréro-salafisme et objectif ultime du califat. Les divergences entre branches locales restent principalement tactiques, sans remettre en cause les principes fondamentaux. Comme le souligne Pierre Vermeren, « leur principal ennemi reste le nationalisme et l’État-nation, perçus comme un héritage colonial et européen qui divise la Oumma ».
Le succès de l’internationalisation repose sur la combinaison de discipline organisationnelle, réseaux sociaux, exil stratégique et souplesse idéologique, qui permet aux Frères musulmans d’occuper un espace politique et social dans de nombreux pays tout en s’adaptant aux réalités locales. Selon Vermeren, « le mouvement est né d’un contexte d’oppression et de désorientation politique, mais sa capacité à s’adapter et à se propager a transformé les Frères musulmans en acteur central du monde arabo-musulman contemporain ».
De l’Égypte coloniale des années 1930 aux sociétés arabes contemporaines et aux diasporas en Europe et en Amérique du Nord, les Frères musulmans ont ainsi su transformer une crise nationale en projet transnational. Exil, réseaux sociaux, alliances tactiques et adaptabilité idéologique expliquent leur longévité et leur influence persistante.




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