Ici Beyrouth a rencontré l’immense historien Henry Laurens, qui vient de publier successivement Le Passé imposé, aux éditions Fayard, et Civilisations, aux éditions Gallimard. Titulaire de la chaire «Histoire contemporaine du monde arabe» au Collège de France et professeur des universités à l’INALCO de 1991 à 2001, Henry Laurens a répondu à nos questions sur l’effondrement au Liban, sa dernière publication et sa vision du monde arabe entré de plain-pied dans la modernité.
Henry Laurens a dirigé la formation doctorale «Études méditerranéennes» de 1992 à 1995. Il fut membre du haut-conseil de l’Institut du monde arabe de 2004 à 2008. Au sein du ministère des Affaires étrangères, il occupa plusieurs hautes fonctions dont membre du jury des concours et président du conseil scientifique du pôle ESPAR (Égypte Soudan, Péninsule arabique). L’ex-directeur scientifique de l’Institut français du Proche-Orient est l’auteur d’une infinité d’ouvrages parmi lesquels Les crises d’Orient I et II, éditions Fayard, Histoires orientales, éd. L’Orient des livres, Acte-Sud et Français et arabe depuis deux siècles, éd. Tallandier. Chevalier de la Légion d’honneur en 2011, il a reçu une avalanche de prix, dont le prix Gobert de l’Académie française en 2016, le prix Joseph-du-Teil de L’Académie des Sciences morales et politiques et le prix Mahmoud Darwich en 2021. Entretien avec le plus grand spécialiste du monde arabe.
Il y a «le passé imposé», les seigneurs de la guerre imposés, une milice imposée par la mafia, une loi électorale viciée imposée, comment les Libanais peuvent-ils sortir de ce cercle vicieux?
Le système libanais n’est qu’un élément d’un système politique régional totalement oppresseur et déliquescent. Dès que vous avez un espace de pluralisme politique dans la région, il reproduit le jeu politique régional et international. Vous avez des forces proches de l’Occident, d’autres proches de l’Iran, du régime syrien, certaines proches de l’Arabie Saoudite, etc. C’est malheureusement la règle dans tout système pluraliste proche-oriental. Chez les Palestiniens, par exemple, quand le Fatah a tenu un dialogue avec les Américains, quasi automatiquement, il y a eu le Hamas qui s’est érigé contre, appuyé par la Syrie et l’Iran. C’est la même chose en Irak où il existe un courant souverainiste, un courant centriste et un courant pro-iranien. Et les cartes se mélangent toujours entre ces différents courants. C’est la malédiction de la région. Comment arriver à un jeu démocratique et pluraliste, tout en étant distinct des jeux de forces internationales? Voyez les élections présidentielles libanaises actuelles, on va se plaindre qu’il y a tel candidat soutenu par telle puissance alors qu’on attend l’avis de telle autre puissance sur tel autre candidat. À l’époque de Charles Hélou, il y avait une publicité qui disait aux touristes: «Bienvenue dans votre seconde patrie, le Liban». Un jour que le président Hélou recevait les représentants de la presse libanaise, il s’est adressé à eux en reprenant cette même formule: Bienvenue dans votre seconde patrie, le Liban. C’était une pique pour signifier que les puissances étrangères avaient acheté la presse libanaise. Dans cette même perspective, être ambassadeur au Liban, c’est avoir un certain poids politique sur la scène locale.
Mais là, on traverse les pires moments de notre histoire, une chute libre généralisée avec les forces qui ont imposé la politique iranienne et une dictature à peine masquée à cause du Hezbollah.
C’est la rançon du système, le produit de la guerre elle-même, des interactions avec la Syrie, des invasions israéliennes. Pour reprendre la phrase de Ghassan Tuéni, vous faites « la guerre pour les autres». Le Hezbollah a profité du système, mais ce n’est pas lui qui profitait le plus, parce que les finances du Hezbollah sont presque les seules qui soient scrutées extérieurement et qu’à chaque fois que les Américains arrivent à trouver un circuit lié au Hezbollah, ils le bloquent. Les chefs politiques confessionnels ponctionnent de l’argent sur le système et le redistribuent à travers des postes créés par pur clientélisme. Il y a une relation terrible entre le confessionnalisme et le clientélisme. Je ne suis pas un ami du Hezbollah, mais dans l’effondrement économique, force est de constater qu’il n’est point l’acteur principal, en revanche ses alliés…
Et sur le plan politique, je vous donne un exemple très actuel: voyez comment il empêche l’élection d’un président.
C’est plutôt la question de l’unanimisme politique libanais qui bloque tout, avec le tiers de blocage et la façon dont les élections libanaises sont faites. C’est probablement non constitutionnel de multiplier les premiers tours. C’est M. Berry qui a inventé cette règle qui n’est pas dans la Constitution libanaise. Le système de blocage ne devrait pas exister. Auparavant, vous aviez une majorité et une opposition, mais à partir du moment où une confession se présente d’une façon monolithique, comme Amal et le Hezbollah, le système se bloque, même si l'on sait qu’entre le tandem chiite ce n’est pas l’amour, non plus.
Vous m’aviez dit, dans un entretien accordé à Ici Beyrouth, en février dernier, que si «vous ne changez pas vos référents politiques, il n’y a rien à miser à l’échelle internationale». Avec une loi électorale taillée à la mesure des intérêts de la mafia au pouvoir, la révolution a pu récolter 13 députés du changement, mais, ils n’ont pas changé grand-chose.
Les groupes de la révolution auraient dû travailler sérieusement au lieu de faire des querelles d’égo. Vous auriez dû récolter beaucoup plus que 13. S’il y avait eu une unité de l’opposition plus structurée, au lieu d’avoir des divisions dans ces groupes qui se disent souverainistes…
Après 50 ans de guerre, d’assassinats, de crises et de résistance, nous sommes projeté.e.s dans l’effondrement total. On s’accroche toujours à notre civilisation millénaire, mais les cerveaux, la jeunesse et un grand nombre de familles libanaises s’expatrient, pour survivre ailleurs. Croyez-vous que «le Liban est réellement menacé de disparition» comme l’a déclaré Le Drian?
Il y a effectivement l’absence de conscience de l’intérêt collectif. Depuis quinze ans, j’ai entendu des gens expliquer que le système économique libanais est une pyramide de Ponzi. Or, le fonds monétaire international a tenu le même discours. Donc un jour ça craque faute d’argent venu de l’extérieur. Ce qui est surprenant, c’est que ça a cédé juste il y a 4 ans alors que ça aurait dû craquer depuis 10 ans. D’ailleurs, depuis cinq ans, les bailleurs de fonds menacent de ne plus donner de l’argent si le système économique reste gangrené par la corruption. Or, la classe politique libanaise n’a rien réformé. Il faut regarder les gens qui sont dans les conseils d’administration des banques et vous aurez peut-être des explications.
La Palestine, à laquelle vous avez consacré plusieurs livres, sert toujours de prétexte au Hezbollah pour justifier le port de ses armes. Lui qui confirme que la cause palestinienne est sa priorité, n’a trouvé aucune contradiction dans les négociations sur les frontières maritimes avec Israël.
Le Hezbollah ne dit pas qu’il va libérer la Palestine ni Jérusalem. Il joue un rôle dans la stratégie de l’Iran, dans une alliance qui peut être d'une extrême complexité. Cela n’est pas récent... depuis les années 80, voire au-delà. Je me rappelle avoir entendu Bachar el-Assad expliquer que la Syrie est l’alliée de l’Iran, de l’Irak, de la Russie, de Poutine pour constituer un système d’alliance afin de contrebalancer l’influence occidentale et, dans ce jeu-là, le Liban n’est qu’un maillon d’une chaîne plus importante. Il fait partie d’un système à la fois défensif et offensif de l’Iran. Si le pluralisme implique l’ingérence, la dictature ne vaut pas mieux, comme le montre la situation de l’Égypte.
À chaque fois que nous avons un homme honnête et efficace, tous les scénarios sont mis en place pour l’assassiner ou le destituer. L’enquête sur la double explosion du port a été arrêtée depuis décembre 2021. Dernièrement, le juge Tarek Bitar est devenu l’objet de poursuites judiciaires lancées par le procureur général, Ghassan Oueidate, lui-même poursuivi par le juge d’instruction. L’enquête internationale serait-elle la solution?
Le juge Tarek Bitar est un homme courageux. Ne serait-ce que de s’acharner à faire progresser l’enquête! Pour mener une enquête internationale, ils n’ont pas les moyens. Il faut une décision du Conseil de sécurité, impensable dans la situation actuelle alors qu’il est bloqué dans les affaires de l’Ukraine. Les relations de l’Iran et de la Russie sont complexes. On le voit en Syrie, mais aussi dans le rapprochement qui a suivi l’invasion de l’Ukraine. Les Russes ont un jeu compliqué avec les Iraniens et avec le Hezbollah et ils ne sont pas du tout intéressés à soutenir l’enquête au Liban. D’ailleurs l’enquête sur l’assassinat de Hariri n’a pas apporté beaucoup de résultats tangibles.
Un colloque devait se tenir sur votre dernier ouvrage, Civilisations, dans la collection de la Fondation des Treilles, aux éditions Gallimard. Parlez-nous du contenu de vos entretiens avec Régis Debray dans cette publication.
C’est un colloque réunissant un certain nombre de gens tout à fait brillants dans leur domaine pour présenter une réflexion sur la notion de civilisation, aussi bien dans l’histoire que dans les réalités actuelles. On discute la relation entre civilisation et empire. Vous avez des textes, dans ce colloque, sur ce qu’était l’Empire romain, des débats concernant l’Extrême-Orient, est-ce que la Chine et l’Inde sont des civilisations communes? Ou sont-elles des civilisations distinctes, étant donné que le bouddhisme est un trait dominant dans l’ensemble de l’Extrême-Orient, qu’il est issu de l’Inde, mais que l’Inde l’a pratiquement rejeté? Ce sont des complexités historiques. Les cultures chinoise et indienne se sont développées en dehors de leur espace de départ plus par adoption que par domination. Vous avez aussi le travail sur la question de tolérance dans la pensée anglo-saxonne des XVIIe et XVIIIe siècles qui amène à nos réflexions actuelles. Il y a également un essai sur Ibn Khaldoun... Bref, les différents aspects que peut avoir la notion de civilisations.
Vous avez dit quelque part que les frontières entre l’Orient et l’Occident sont en train de s’estomper. Cela nous fait penser à l’essor des Émirats et à l’évolution spectaculaire de l’Arabie Saoudite.
Le paradoxe, c'est de voir une très forte censure politique, en particulier aux Émirats, au Qatar. Vous n’allez pas contester le régime du Qatar au Qatar et des Émirats aux Émirats, mais vous avez un énorme investissement culturel avec des universités internationales, américaines et européennes, de grands musées, des bibliothèques nouvelles qui sont d’une richesse exceptionnelle. Rien que pour le patrimoine arabe, ce que fait le Qatar aujourd’hui est absolument extraordinaire dans la numérisation des documents de l’histoire du monde arabe et des manuscrits arabes. Il y a quelques décennies, il n’y avait pas 10 pour cent de personnes alphabétisées au Qatar et aujourd’hui, il a des bibliothèques d’une richesse exceptionnelle, avec les apports les plus récents de la numérisation. Le Qatar a fait pour la première fois un dictionnaire historique de la langue arabe! En Arabie Saoudite, vous avez également d’excellentes universités techniques, l’université du pétrole, l’une des meilleures au monde au niveau de l’ingénierie pétrolière, avec un très bon classement international. L’Arabie propose des cités gigantesques du XXIe siècle, d’une grande modernité. Est-ce que ça va se réaliser? C’est une autre paire de manches. Mais l’Arabie s’ouvre, ce qui est énorme. Il faut reconnaître l’homme fort du système, MBS, qui a l’âge de la population et qui est en accord avec ses attentes. Ainsi, depuis l’arrivée au pouvoir de MBS, il y a une très grande ouverture de mœurs, mais également une très grande censure politique. Des gens sont arrêtés pour un tweet et condamnés à plusieurs années de prison. Cela dit, personne n’aurait imaginé qu’il y aurait une telle modernité en si peu d’années.
Pensez-vous qu’il y a un risque de regain des forces ultraconservatrices, une nouvelle vague de radicalisation?
Je ne peux rien prédire, mais pour l’instant, ces forces se taisent. Tout est imprévisible dans la région, par définition, et l’Islam est imprévisible. Ce qui est frappant, c’est qu’il y a eu des contestations, dans les années 90 et au-delà, de nature islamiste, proche des frères musulmans, remettant en cause le pouvoir de la famille Saoud, mais aujourd’hui, on parle de festivals culturels spectaculaires. On ne raisonne plus sur les mêmes bases qu’il y a vingt ans.
Henry Laurens a dirigé la formation doctorale «Études méditerranéennes» de 1992 à 1995. Il fut membre du haut-conseil de l’Institut du monde arabe de 2004 à 2008. Au sein du ministère des Affaires étrangères, il occupa plusieurs hautes fonctions dont membre du jury des concours et président du conseil scientifique du pôle ESPAR (Égypte Soudan, Péninsule arabique). L’ex-directeur scientifique de l’Institut français du Proche-Orient est l’auteur d’une infinité d’ouvrages parmi lesquels Les crises d’Orient I et II, éditions Fayard, Histoires orientales, éd. L’Orient des livres, Acte-Sud et Français et arabe depuis deux siècles, éd. Tallandier. Chevalier de la Légion d’honneur en 2011, il a reçu une avalanche de prix, dont le prix Gobert de l’Académie française en 2016, le prix Joseph-du-Teil de L’Académie des Sciences morales et politiques et le prix Mahmoud Darwich en 2021. Entretien avec le plus grand spécialiste du monde arabe.
Il y a «le passé imposé», les seigneurs de la guerre imposés, une milice imposée par la mafia, une loi électorale viciée imposée, comment les Libanais peuvent-ils sortir de ce cercle vicieux?
Le système libanais n’est qu’un élément d’un système politique régional totalement oppresseur et déliquescent. Dès que vous avez un espace de pluralisme politique dans la région, il reproduit le jeu politique régional et international. Vous avez des forces proches de l’Occident, d’autres proches de l’Iran, du régime syrien, certaines proches de l’Arabie Saoudite, etc. C’est malheureusement la règle dans tout système pluraliste proche-oriental. Chez les Palestiniens, par exemple, quand le Fatah a tenu un dialogue avec les Américains, quasi automatiquement, il y a eu le Hamas qui s’est érigé contre, appuyé par la Syrie et l’Iran. C’est la même chose en Irak où il existe un courant souverainiste, un courant centriste et un courant pro-iranien. Et les cartes se mélangent toujours entre ces différents courants. C’est la malédiction de la région. Comment arriver à un jeu démocratique et pluraliste, tout en étant distinct des jeux de forces internationales? Voyez les élections présidentielles libanaises actuelles, on va se plaindre qu’il y a tel candidat soutenu par telle puissance alors qu’on attend l’avis de telle autre puissance sur tel autre candidat. À l’époque de Charles Hélou, il y avait une publicité qui disait aux touristes: «Bienvenue dans votre seconde patrie, le Liban». Un jour que le président Hélou recevait les représentants de la presse libanaise, il s’est adressé à eux en reprenant cette même formule: Bienvenue dans votre seconde patrie, le Liban. C’était une pique pour signifier que les puissances étrangères avaient acheté la presse libanaise. Dans cette même perspective, être ambassadeur au Liban, c’est avoir un certain poids politique sur la scène locale.
Mais là, on traverse les pires moments de notre histoire, une chute libre généralisée avec les forces qui ont imposé la politique iranienne et une dictature à peine masquée à cause du Hezbollah.
C’est la rançon du système, le produit de la guerre elle-même, des interactions avec la Syrie, des invasions israéliennes. Pour reprendre la phrase de Ghassan Tuéni, vous faites « la guerre pour les autres». Le Hezbollah a profité du système, mais ce n’est pas lui qui profitait le plus, parce que les finances du Hezbollah sont presque les seules qui soient scrutées extérieurement et qu’à chaque fois que les Américains arrivent à trouver un circuit lié au Hezbollah, ils le bloquent. Les chefs politiques confessionnels ponctionnent de l’argent sur le système et le redistribuent à travers des postes créés par pur clientélisme. Il y a une relation terrible entre le confessionnalisme et le clientélisme. Je ne suis pas un ami du Hezbollah, mais dans l’effondrement économique, force est de constater qu’il n’est point l’acteur principal, en revanche ses alliés…
Et sur le plan politique, je vous donne un exemple très actuel: voyez comment il empêche l’élection d’un président.
C’est plutôt la question de l’unanimisme politique libanais qui bloque tout, avec le tiers de blocage et la façon dont les élections libanaises sont faites. C’est probablement non constitutionnel de multiplier les premiers tours. C’est M. Berry qui a inventé cette règle qui n’est pas dans la Constitution libanaise. Le système de blocage ne devrait pas exister. Auparavant, vous aviez une majorité et une opposition, mais à partir du moment où une confession se présente d’une façon monolithique, comme Amal et le Hezbollah, le système se bloque, même si l'on sait qu’entre le tandem chiite ce n’est pas l’amour, non plus.
Vous m’aviez dit, dans un entretien accordé à Ici Beyrouth, en février dernier, que si «vous ne changez pas vos référents politiques, il n’y a rien à miser à l’échelle internationale». Avec une loi électorale taillée à la mesure des intérêts de la mafia au pouvoir, la révolution a pu récolter 13 députés du changement, mais, ils n’ont pas changé grand-chose.
Les groupes de la révolution auraient dû travailler sérieusement au lieu de faire des querelles d’égo. Vous auriez dû récolter beaucoup plus que 13. S’il y avait eu une unité de l’opposition plus structurée, au lieu d’avoir des divisions dans ces groupes qui se disent souverainistes…
Après 50 ans de guerre, d’assassinats, de crises et de résistance, nous sommes projeté.e.s dans l’effondrement total. On s’accroche toujours à notre civilisation millénaire, mais les cerveaux, la jeunesse et un grand nombre de familles libanaises s’expatrient, pour survivre ailleurs. Croyez-vous que «le Liban est réellement menacé de disparition» comme l’a déclaré Le Drian?
Il y a effectivement l’absence de conscience de l’intérêt collectif. Depuis quinze ans, j’ai entendu des gens expliquer que le système économique libanais est une pyramide de Ponzi. Or, le fonds monétaire international a tenu le même discours. Donc un jour ça craque faute d’argent venu de l’extérieur. Ce qui est surprenant, c’est que ça a cédé juste il y a 4 ans alors que ça aurait dû craquer depuis 10 ans. D’ailleurs, depuis cinq ans, les bailleurs de fonds menacent de ne plus donner de l’argent si le système économique reste gangrené par la corruption. Or, la classe politique libanaise n’a rien réformé. Il faut regarder les gens qui sont dans les conseils d’administration des banques et vous aurez peut-être des explications.
La Palestine, à laquelle vous avez consacré plusieurs livres, sert toujours de prétexte au Hezbollah pour justifier le port de ses armes. Lui qui confirme que la cause palestinienne est sa priorité, n’a trouvé aucune contradiction dans les négociations sur les frontières maritimes avec Israël.
Le Hezbollah ne dit pas qu’il va libérer la Palestine ni Jérusalem. Il joue un rôle dans la stratégie de l’Iran, dans une alliance qui peut être d'une extrême complexité. Cela n’est pas récent... depuis les années 80, voire au-delà. Je me rappelle avoir entendu Bachar el-Assad expliquer que la Syrie est l’alliée de l’Iran, de l’Irak, de la Russie, de Poutine pour constituer un système d’alliance afin de contrebalancer l’influence occidentale et, dans ce jeu-là, le Liban n’est qu’un maillon d’une chaîne plus importante. Il fait partie d’un système à la fois défensif et offensif de l’Iran. Si le pluralisme implique l’ingérence, la dictature ne vaut pas mieux, comme le montre la situation de l’Égypte.
À chaque fois que nous avons un homme honnête et efficace, tous les scénarios sont mis en place pour l’assassiner ou le destituer. L’enquête sur la double explosion du port a été arrêtée depuis décembre 2021. Dernièrement, le juge Tarek Bitar est devenu l’objet de poursuites judiciaires lancées par le procureur général, Ghassan Oueidate, lui-même poursuivi par le juge d’instruction. L’enquête internationale serait-elle la solution?
Le juge Tarek Bitar est un homme courageux. Ne serait-ce que de s’acharner à faire progresser l’enquête! Pour mener une enquête internationale, ils n’ont pas les moyens. Il faut une décision du Conseil de sécurité, impensable dans la situation actuelle alors qu’il est bloqué dans les affaires de l’Ukraine. Les relations de l’Iran et de la Russie sont complexes. On le voit en Syrie, mais aussi dans le rapprochement qui a suivi l’invasion de l’Ukraine. Les Russes ont un jeu compliqué avec les Iraniens et avec le Hezbollah et ils ne sont pas du tout intéressés à soutenir l’enquête au Liban. D’ailleurs l’enquête sur l’assassinat de Hariri n’a pas apporté beaucoup de résultats tangibles.
Un colloque devait se tenir sur votre dernier ouvrage, Civilisations, dans la collection de la Fondation des Treilles, aux éditions Gallimard. Parlez-nous du contenu de vos entretiens avec Régis Debray dans cette publication.
C’est un colloque réunissant un certain nombre de gens tout à fait brillants dans leur domaine pour présenter une réflexion sur la notion de civilisation, aussi bien dans l’histoire que dans les réalités actuelles. On discute la relation entre civilisation et empire. Vous avez des textes, dans ce colloque, sur ce qu’était l’Empire romain, des débats concernant l’Extrême-Orient, est-ce que la Chine et l’Inde sont des civilisations communes? Ou sont-elles des civilisations distinctes, étant donné que le bouddhisme est un trait dominant dans l’ensemble de l’Extrême-Orient, qu’il est issu de l’Inde, mais que l’Inde l’a pratiquement rejeté? Ce sont des complexités historiques. Les cultures chinoise et indienne se sont développées en dehors de leur espace de départ plus par adoption que par domination. Vous avez aussi le travail sur la question de tolérance dans la pensée anglo-saxonne des XVIIe et XVIIIe siècles qui amène à nos réflexions actuelles. Il y a également un essai sur Ibn Khaldoun... Bref, les différents aspects que peut avoir la notion de civilisations.
Vous avez dit quelque part que les frontières entre l’Orient et l’Occident sont en train de s’estomper. Cela nous fait penser à l’essor des Émirats et à l’évolution spectaculaire de l’Arabie Saoudite.
Le paradoxe, c'est de voir une très forte censure politique, en particulier aux Émirats, au Qatar. Vous n’allez pas contester le régime du Qatar au Qatar et des Émirats aux Émirats, mais vous avez un énorme investissement culturel avec des universités internationales, américaines et européennes, de grands musées, des bibliothèques nouvelles qui sont d’une richesse exceptionnelle. Rien que pour le patrimoine arabe, ce que fait le Qatar aujourd’hui est absolument extraordinaire dans la numérisation des documents de l’histoire du monde arabe et des manuscrits arabes. Il y a quelques décennies, il n’y avait pas 10 pour cent de personnes alphabétisées au Qatar et aujourd’hui, il a des bibliothèques d’une richesse exceptionnelle, avec les apports les plus récents de la numérisation. Le Qatar a fait pour la première fois un dictionnaire historique de la langue arabe! En Arabie Saoudite, vous avez également d’excellentes universités techniques, l’université du pétrole, l’une des meilleures au monde au niveau de l’ingénierie pétrolière, avec un très bon classement international. L’Arabie propose des cités gigantesques du XXIe siècle, d’une grande modernité. Est-ce que ça va se réaliser? C’est une autre paire de manches. Mais l’Arabie s’ouvre, ce qui est énorme. Il faut reconnaître l’homme fort du système, MBS, qui a l’âge de la population et qui est en accord avec ses attentes. Ainsi, depuis l’arrivée au pouvoir de MBS, il y a une très grande ouverture de mœurs, mais également une très grande censure politique. Des gens sont arrêtés pour un tweet et condamnés à plusieurs années de prison. Cela dit, personne n’aurait imaginé qu’il y aurait une telle modernité en si peu d’années.
Pensez-vous qu’il y a un risque de regain des forces ultraconservatrices, une nouvelle vague de radicalisation?
Je ne peux rien prédire, mais pour l’instant, ces forces se taisent. Tout est imprévisible dans la région, par définition, et l’Islam est imprévisible. Ce qui est frappant, c’est qu’il y a eu des contestations, dans les années 90 et au-delà, de nature islamiste, proche des frères musulmans, remettant en cause le pouvoir de la famille Saoud, mais aujourd’hui, on parle de festivals culturels spectaculaires. On ne raisonne plus sur les mêmes bases qu’il y a vingt ans.
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