À travers 500 pages, l’ex-président du Conseil supérieur de la magistrature et du Conseil d’État Ghaleb Ghanem dévoile sa riche autobiographie Ayam al-safa' wal dawda' (Les jours de sérénité et de tumulte) aux éditions Saër el-Mashrek. L’auteur prolifique d’ouvrages littéraires et juridiques, l’éminent professeur de droit et ancien président de l’Association des cours suprêmes judiciaires francophones (AHJUCAF) raconte son enfance à Baskinta au sein d’une famille vouée à la culture. Son père n’était autre que le grand écrivain polyglotte Abdallah Ghanem, surnommé le Maître, qui a passé le flambeau à ses fils, leur léguant l’amour et le don de la poésie, de la littérature et de la philosophie. Il relate son parcours extrêmement riche, entre des plus hautes fonctions judiciaires, l’enseignement dans les universités prestigieuses et la rédaction d’ouvrages de référence. Il dévoile sa relation avec la Vierge Marie, évoque ses amours de jeunesse et dénonce les manquements de plus en plus courants en déontologie.
Avec Ghaleb Ghanem, nous avons eu un entretien autour des trois axes principaux de son œuvre signée en décembre au salon du livre arabe: la décadence du pouvoir judiciaire; la famille, la foi et les questions spirituelles, la femme et l’amour. Que révèlent les mémoires du grand magistrat décoré par le Liban et la France au rang de grand officier de l’Ordre du mérite et candidat à la Cour internationale de La Haye?
Dans quel esprit avez-vous conçu votre autobiographie?
Mon livre contient l’essence de mes réflexions et de mon vécu. Je raconte mon enfance à Baskinta, l’éducation que j’ai reçue, mes parents qui ont parfaitement assuré leur rôle de pédagogues. Je raconte également mon travail quotidien sur moi-même et ma soif intarissable de perfection. Comment j’ai essayé autant que possible de vivre selon les valeurs inculquées, qui étaient et restent chères à mes yeux. Je n’ai jamais dormi sur mes lauriers, jamais fermé les yeux la nuit avant de me livrer à une sévère autocritique, prêt à déployer les efforts les plus rudes. J’ai rempli les plus hautes fonctions en magistrature et je crois que la discipline à laquelle je m’étais religieusement astreint m’a permis d’assumer ces responsabilités. L’essentiel, c’est que j’ai préservé mon indépendance et ma liberté, refusant systématiquement l’intrusion des politiciens et rejetant par la suite beaucoup de postes «alléchants».
Vous considérez-vous comme un exemple à suivre?
Je ne prétends pas que les jeunes juges doivent me prendre pour modèle, mais plutôt s’inspirer des valeurs humaines, culturelles et patriotiques qui m’ont guidé. Dans mon témoignage, on trouve toute mon expérience, comment j’ai agi dans des situations très critiques, combien les idéaux m’ont été indispensables pour affronter les tentations de la vie. J’ai parlé de ma passion pour la connaissance, de mon penchant pour la lecture et l’écriture, de mon obstination à cumuler les études juridiques, de ma thèse de doctorat en lettres arabes que j’ai achevée malgré mon parcours sacerdotal en magistrature.
Étant écrivain et docteur en lettres arabes, croyez-vous que votre «signature» transparaît dans la rédaction de vos décisions judiciaires? Ou la méthodologie classique prévaut-elle toujours?
Certes la méthodologie classique est de rigueur. Mais le style de la personne transparaît toujours. D’ailleurs, de l’avis de sommités en la matière, rares sont les juges qui, tout en assurant la rédaction d’une décision judiciaire, se sont également souciés du style, allant jusqu’à y graver leur empreinte. Mon style cependant est dénué de toute forme d’extrémisme. Dans une conférence intitulée «Entre la littérature et la loi», j’ai parlé de l’interaction réciproque des deux disciplines. De par ma nature, je crois à l’équilibre et à la modération. Mais dans chaque document écrit, on peut déceler le fond culturel et humain caractéristique du spécialiste qui rédige. Il faut savoir le déchiffrer.
La dimension spirituelle
Il y a un chapitre dans le livre intitulé «La foi et une cascade de questions» portant sur la foi et la spiritualité. Que pensez-vous des Libanais.es qui, tout en étant très croyants, sont les victimes des catastrophes les plus terribles?
Je crois que l’on quémande l’intervention divine pour pouvoir accepter son sort, si funeste soit-il, pas pour modifier le cours des choses. Personnellement, je pense que la prière m’aide à transcender le mal, pas à l’arrêter.
Camus pense que l’humain n’a pas besoin de Dieu pour se solidariser avec l’humain et pour faire preuve de grandeur et de générosité. Il ne retient de la religion que ses valeurs.
Les valeurs chrétiennes ont changé le monde. Elles poussent l’homme à se dépasser dans le but de se rapprocher du divin. Dans mon autobiographie, je consacre une bonne partie aux questions spirituelles, et, en parlant des chrétiens, je considère qu’ils sont appelés à prendre le Christ comme modèle. Je crois que rares sont les vrais chrétiens. Cela dit, je respecte toutes les religions sans exception et je reconnais leur importance.
D’après vous, une vraie vie chrétienne est nécessairement une vie ascétique, éloignée des plaisirs terrestres, orientée vers les mortifications?
Non, pas vraiment. C’est une qualité différente de vie, une vie dédiée au Christ, intensément animée par l’espérance. Je ne dis pas qu’elle doit être orientée vers les mortifications, mais vouée aux sacrifices acceptés dans la liberté et la joie du dépassement et du don. Personnellement, j’entretiens une amitié avec Jésus-Christ et je ressens une fusion spirituelle avec la Vierge Marie. Je me mets sous sa protection, j’aime me sentir porté par sa tendresse, tel un fils, éprouver profondément qu’elle est ma mère. J’ai écrit un poème, «Marie, l’enfant et ma mère», dans le chapitre intitulé «La colombe» des Jours de la sérénité et du tumulte. Dans ce poème, on voit les rapports qui se tissent, dans mon esprit, entre ma mère et la Vierge, d’autant plus que ma mère était la bienveillance et la tendresse incarnées, qu’elle priait longuement Notre-Dame. J’ai trouvé la miséricorde et la compassion chez Marie, car, enfant, je les ai ressenties chez ma mère, mon père étant, lui, la voix de la conscience aigüe et des engagements tenus.
Le pouvoir judiciaire et la chute actuelle
Quelle place avez-vous consacrée au pouvoir judiciaire au Liban dans votre autobiographie et comment le voyez-vous dans la situation calamiteuse du pays?
J’ai parlé de mon expérience personnelle en magistrature dans Les jours de sérénité et de tumulte et des difficultés que j’ai surmontées afin de repousser l’intrusion des politiciens. Le magistrat devrait garder à l’esprit qu’il est plus fort que le politicien. Même si le juge est désigné par un politicien, il doit sauvegarder son indépendance et savoir que si le politicien peut prendre une décision administrative le concernant, il est tenu en tant que magistrat de le juger sur ses abus, ses délits, voire ses crimes.
Que pensez-vous de ce qui arrive aujourd’hui entre le procureur général Ghassan Oueidate et le juge d’instruction Tarek Bitar, chargé de l’enquête du port sur le crime du siècle?
Il y a 25 médias qui m’ont sollicité pour répondre à cette question. Je fais partie de cette communauté et je refuse de laver le linge sale de ma seconde famille en public. Il y a un schisme qui divise les juges et je refuse d’en parler. Cela doit être réglé par le Conseil supérieur de la magistrature.
Mais il est clair que les Libanais.es en général et les parents des victimes du 4 août appuient les décisions du juge Tarek Bitar.
J’ignore dans quelle mesure ses décisions comportent une part de populisme. Les juges ont-ils raison de recourir à ces moyens choquants qui dépassent l’entendement, que ce soit du côté du juge d’instruction ou du côté du procureur général? Les passions ont pris le pas sur la raison.
Aujourd’hui les juges intègres sont abandonnés à leur sort, avec des salaires dérisoires. Quelles sont les solutions pour éviter la précarité, à part démissionner?
Je crois que les juges qui sont incapables de supporter les conditions difficiles actuelles doivent démissionner. L’essentiel est que le magistrat ne soit jamais amené à souiller l’honneur de son métier ou de sa vocation, quelles que soient les contraintes. Dans ce contexte, démissionner reste le moyen le plus honnête et le plus en accord avec ce que devrait lui dicter sa conscience.
Tous les piliers du Liban sont en train de s’écrouler, ceux qui faisaient sa gloire, même au temps maudit de la guerre. Aujourd’hui, il est menacé dans son identité, dans sa constitution.
Dire qu’il faudrait en finir avec cette caste politique, c’est ressasser le même discours. Tout le monde en parle et rien ne change. Accuser la Constitution, le régime ou l’accord de Taëf de nos maux revient à banaliser le problème. Je crois que le cancer qui ronge le Liban, qui nourrit la gabegie, c’est le confessionnalisme qui protège les leaders politiques, leurs sbires et leurs prosélytes. Exactement à l'opposé de la diversité culturelle et confessionnelle qui fait la richesse du Liban.
Et l’occupation iranienne par le biais du Hezbollah? N’est-elle pas grandement responsable de notre démolition?
Le Liban a connu beaucoup d’occupations et il a résisté. Avant 82, le Hezbollah n’existait pas, il y avait beaucoup d’autres milices. Je préfère critiquer l’État fantoche qui ne remplit pas ses obligations, qui n’assume aucune responsabilité, qui n’étend pas son pouvoir sur toute la superficie libanaise. C’est tout ce que je consens à dire à propos de la politique.
La femme et l’amour
Il y a une partie du livre consacrée à l’amour, à la femme. Vous y parlez de vos expériences sentimentales.
J’ai parlé du rôle de la femme inhérent à mon être et au devenir de la planète. Je ne suis pas seulement un défenseur acharné de l’égalité des sexes, je crois qu’il appartient à la femme de restaurer la paix perdue, d’apporter les valeurs qui manquent à notre monde actuel et qui sont essentiellement féminines. On parle toujours de ce qu'on doit faire pour la femme. Or, c’est nous qui avons besoin de ses talents, de ses compétences, de sa générosité, de son aptitude à l’amour. Dans le livre, j’ai raconté mes premières expériences, j’ai évoqué pas mal de détails sans toutefois dévoiler l’intimité des autres.
Vous avez dit au début de l’entretien que vous veillez toujours à l’équilibre et à la modération. Votre rapport à la femme est-il plutôt un rapport de complicité, ou atteint-il les hauteurs de l’amour, voire la folie de la passion?
Je vis toute la dimension de la relation sans tomber dans la passion extrême. Je ne serai jamais ni le fou d’Elsa, ni Madjnoun. Je n’aime pas perdre le contrôle ou la raison pour satisfaire l’égo de l’autre. J’aime rester en possession de toutes mes facultés et je ne comprends pas qu'on puisse céder à l’aveuglement. Est-ce par déformation professionnelle? Je ne sais pas. Ce dont je suis sûr, c’est du rôle prépondérant de la femme dans ma vie. Je la vois plutôt comme un catalyseur.
N’est-ce pas aussi parce que l’homme fait passer en premier son ambition, le pouvoir et le succès dans sa profession? La femme en général donne tout à l’amour.
Si je suis amoureux, cela devrait-il impliquer la vacance de l’esprit, l’effacement de la volonté? Quand je suis en état amoureux, toutes mes facultés participent d'une belle et harmonieuse symbiose. Je préfère jouir de mon esprit et de mon cœur à la fois, et me servir de mes freins au besoin.
Que pensez-vous alors de Nizar Kabbani qui se complaît dans la folie d’aimer et qui nous a légué des vers éblouissants dans la fureur de la passion?
À mon avis, sa poésie ne représente pas vraiment sa vie, même s’il était romantique et sensuel à souhait et qu’il multipliait les amours. Il dit dans son célèbre poème sur la passion, chanté par Abdel-Halim Hafez: «je me noie, je me noie, je me noie». Je n’y crois guère. Je crois qu’il était toujours lucide et qu’il reste le maître incontestable de l’alchimie verbale. C’est toute la différence entre la littérature et l’expérience vécue. Prenons l’exemple contraire, Saïd Akl, qui a divinisé la femme et qui vouait un culte à l’amour «odrite» et platonique. Faut-il le prendre au pied de la lettre?
Avec Ghaleb Ghanem, nous avons eu un entretien autour des trois axes principaux de son œuvre signée en décembre au salon du livre arabe: la décadence du pouvoir judiciaire; la famille, la foi et les questions spirituelles, la femme et l’amour. Que révèlent les mémoires du grand magistrat décoré par le Liban et la France au rang de grand officier de l’Ordre du mérite et candidat à la Cour internationale de La Haye?
Dans quel esprit avez-vous conçu votre autobiographie?
Mon livre contient l’essence de mes réflexions et de mon vécu. Je raconte mon enfance à Baskinta, l’éducation que j’ai reçue, mes parents qui ont parfaitement assuré leur rôle de pédagogues. Je raconte également mon travail quotidien sur moi-même et ma soif intarissable de perfection. Comment j’ai essayé autant que possible de vivre selon les valeurs inculquées, qui étaient et restent chères à mes yeux. Je n’ai jamais dormi sur mes lauriers, jamais fermé les yeux la nuit avant de me livrer à une sévère autocritique, prêt à déployer les efforts les plus rudes. J’ai rempli les plus hautes fonctions en magistrature et je crois que la discipline à laquelle je m’étais religieusement astreint m’a permis d’assumer ces responsabilités. L’essentiel, c’est que j’ai préservé mon indépendance et ma liberté, refusant systématiquement l’intrusion des politiciens et rejetant par la suite beaucoup de postes «alléchants».
Vous considérez-vous comme un exemple à suivre?
Je ne prétends pas que les jeunes juges doivent me prendre pour modèle, mais plutôt s’inspirer des valeurs humaines, culturelles et patriotiques qui m’ont guidé. Dans mon témoignage, on trouve toute mon expérience, comment j’ai agi dans des situations très critiques, combien les idéaux m’ont été indispensables pour affronter les tentations de la vie. J’ai parlé de ma passion pour la connaissance, de mon penchant pour la lecture et l’écriture, de mon obstination à cumuler les études juridiques, de ma thèse de doctorat en lettres arabes que j’ai achevée malgré mon parcours sacerdotal en magistrature.
Étant écrivain et docteur en lettres arabes, croyez-vous que votre «signature» transparaît dans la rédaction de vos décisions judiciaires? Ou la méthodologie classique prévaut-elle toujours?
Certes la méthodologie classique est de rigueur. Mais le style de la personne transparaît toujours. D’ailleurs, de l’avis de sommités en la matière, rares sont les juges qui, tout en assurant la rédaction d’une décision judiciaire, se sont également souciés du style, allant jusqu’à y graver leur empreinte. Mon style cependant est dénué de toute forme d’extrémisme. Dans une conférence intitulée «Entre la littérature et la loi», j’ai parlé de l’interaction réciproque des deux disciplines. De par ma nature, je crois à l’équilibre et à la modération. Mais dans chaque document écrit, on peut déceler le fond culturel et humain caractéristique du spécialiste qui rédige. Il faut savoir le déchiffrer.
La dimension spirituelle
Il y a un chapitre dans le livre intitulé «La foi et une cascade de questions» portant sur la foi et la spiritualité. Que pensez-vous des Libanais.es qui, tout en étant très croyants, sont les victimes des catastrophes les plus terribles?
Je crois que l’on quémande l’intervention divine pour pouvoir accepter son sort, si funeste soit-il, pas pour modifier le cours des choses. Personnellement, je pense que la prière m’aide à transcender le mal, pas à l’arrêter.
Camus pense que l’humain n’a pas besoin de Dieu pour se solidariser avec l’humain et pour faire preuve de grandeur et de générosité. Il ne retient de la religion que ses valeurs.
Les valeurs chrétiennes ont changé le monde. Elles poussent l’homme à se dépasser dans le but de se rapprocher du divin. Dans mon autobiographie, je consacre une bonne partie aux questions spirituelles, et, en parlant des chrétiens, je considère qu’ils sont appelés à prendre le Christ comme modèle. Je crois que rares sont les vrais chrétiens. Cela dit, je respecte toutes les religions sans exception et je reconnais leur importance.
D’après vous, une vraie vie chrétienne est nécessairement une vie ascétique, éloignée des plaisirs terrestres, orientée vers les mortifications?
Non, pas vraiment. C’est une qualité différente de vie, une vie dédiée au Christ, intensément animée par l’espérance. Je ne dis pas qu’elle doit être orientée vers les mortifications, mais vouée aux sacrifices acceptés dans la liberté et la joie du dépassement et du don. Personnellement, j’entretiens une amitié avec Jésus-Christ et je ressens une fusion spirituelle avec la Vierge Marie. Je me mets sous sa protection, j’aime me sentir porté par sa tendresse, tel un fils, éprouver profondément qu’elle est ma mère. J’ai écrit un poème, «Marie, l’enfant et ma mère», dans le chapitre intitulé «La colombe» des Jours de la sérénité et du tumulte. Dans ce poème, on voit les rapports qui se tissent, dans mon esprit, entre ma mère et la Vierge, d’autant plus que ma mère était la bienveillance et la tendresse incarnées, qu’elle priait longuement Notre-Dame. J’ai trouvé la miséricorde et la compassion chez Marie, car, enfant, je les ai ressenties chez ma mère, mon père étant, lui, la voix de la conscience aigüe et des engagements tenus.
Le pouvoir judiciaire et la chute actuelle
Quelle place avez-vous consacrée au pouvoir judiciaire au Liban dans votre autobiographie et comment le voyez-vous dans la situation calamiteuse du pays?
J’ai parlé de mon expérience personnelle en magistrature dans Les jours de sérénité et de tumulte et des difficultés que j’ai surmontées afin de repousser l’intrusion des politiciens. Le magistrat devrait garder à l’esprit qu’il est plus fort que le politicien. Même si le juge est désigné par un politicien, il doit sauvegarder son indépendance et savoir que si le politicien peut prendre une décision administrative le concernant, il est tenu en tant que magistrat de le juger sur ses abus, ses délits, voire ses crimes.
Que pensez-vous de ce qui arrive aujourd’hui entre le procureur général Ghassan Oueidate et le juge d’instruction Tarek Bitar, chargé de l’enquête du port sur le crime du siècle?
Il y a 25 médias qui m’ont sollicité pour répondre à cette question. Je fais partie de cette communauté et je refuse de laver le linge sale de ma seconde famille en public. Il y a un schisme qui divise les juges et je refuse d’en parler. Cela doit être réglé par le Conseil supérieur de la magistrature.
Mais il est clair que les Libanais.es en général et les parents des victimes du 4 août appuient les décisions du juge Tarek Bitar.
J’ignore dans quelle mesure ses décisions comportent une part de populisme. Les juges ont-ils raison de recourir à ces moyens choquants qui dépassent l’entendement, que ce soit du côté du juge d’instruction ou du côté du procureur général? Les passions ont pris le pas sur la raison.
Aujourd’hui les juges intègres sont abandonnés à leur sort, avec des salaires dérisoires. Quelles sont les solutions pour éviter la précarité, à part démissionner?
Je crois que les juges qui sont incapables de supporter les conditions difficiles actuelles doivent démissionner. L’essentiel est que le magistrat ne soit jamais amené à souiller l’honneur de son métier ou de sa vocation, quelles que soient les contraintes. Dans ce contexte, démissionner reste le moyen le plus honnête et le plus en accord avec ce que devrait lui dicter sa conscience.
Tous les piliers du Liban sont en train de s’écrouler, ceux qui faisaient sa gloire, même au temps maudit de la guerre. Aujourd’hui, il est menacé dans son identité, dans sa constitution.
Dire qu’il faudrait en finir avec cette caste politique, c’est ressasser le même discours. Tout le monde en parle et rien ne change. Accuser la Constitution, le régime ou l’accord de Taëf de nos maux revient à banaliser le problème. Je crois que le cancer qui ronge le Liban, qui nourrit la gabegie, c’est le confessionnalisme qui protège les leaders politiques, leurs sbires et leurs prosélytes. Exactement à l'opposé de la diversité culturelle et confessionnelle qui fait la richesse du Liban.
Et l’occupation iranienne par le biais du Hezbollah? N’est-elle pas grandement responsable de notre démolition?
Le Liban a connu beaucoup d’occupations et il a résisté. Avant 82, le Hezbollah n’existait pas, il y avait beaucoup d’autres milices. Je préfère critiquer l’État fantoche qui ne remplit pas ses obligations, qui n’assume aucune responsabilité, qui n’étend pas son pouvoir sur toute la superficie libanaise. C’est tout ce que je consens à dire à propos de la politique.
La femme et l’amour
Il y a une partie du livre consacrée à l’amour, à la femme. Vous y parlez de vos expériences sentimentales.
J’ai parlé du rôle de la femme inhérent à mon être et au devenir de la planète. Je ne suis pas seulement un défenseur acharné de l’égalité des sexes, je crois qu’il appartient à la femme de restaurer la paix perdue, d’apporter les valeurs qui manquent à notre monde actuel et qui sont essentiellement féminines. On parle toujours de ce qu'on doit faire pour la femme. Or, c’est nous qui avons besoin de ses talents, de ses compétences, de sa générosité, de son aptitude à l’amour. Dans le livre, j’ai raconté mes premières expériences, j’ai évoqué pas mal de détails sans toutefois dévoiler l’intimité des autres.
Vous avez dit au début de l’entretien que vous veillez toujours à l’équilibre et à la modération. Votre rapport à la femme est-il plutôt un rapport de complicité, ou atteint-il les hauteurs de l’amour, voire la folie de la passion?
Je vis toute la dimension de la relation sans tomber dans la passion extrême. Je ne serai jamais ni le fou d’Elsa, ni Madjnoun. Je n’aime pas perdre le contrôle ou la raison pour satisfaire l’égo de l’autre. J’aime rester en possession de toutes mes facultés et je ne comprends pas qu'on puisse céder à l’aveuglement. Est-ce par déformation professionnelle? Je ne sais pas. Ce dont je suis sûr, c’est du rôle prépondérant de la femme dans ma vie. Je la vois plutôt comme un catalyseur.
N’est-ce pas aussi parce que l’homme fait passer en premier son ambition, le pouvoir et le succès dans sa profession? La femme en général donne tout à l’amour.
Si je suis amoureux, cela devrait-il impliquer la vacance de l’esprit, l’effacement de la volonté? Quand je suis en état amoureux, toutes mes facultés participent d'une belle et harmonieuse symbiose. Je préfère jouir de mon esprit et de mon cœur à la fois, et me servir de mes freins au besoin.
Que pensez-vous alors de Nizar Kabbani qui se complaît dans la folie d’aimer et qui nous a légué des vers éblouissants dans la fureur de la passion?
À mon avis, sa poésie ne représente pas vraiment sa vie, même s’il était romantique et sensuel à souhait et qu’il multipliait les amours. Il dit dans son célèbre poème sur la passion, chanté par Abdel-Halim Hafez: «je me noie, je me noie, je me noie». Je n’y crois guère. Je crois qu’il était toujours lucide et qu’il reste le maître incontestable de l’alchimie verbale. C’est toute la différence entre la littérature et l’expérience vécue. Prenons l’exemple contraire, Saïd Akl, qui a divinisé la femme et qui vouait un culte à l’amour «odrite» et platonique. Faut-il le prendre au pied de la lettre?
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