Vénus Khoury-Ghata annonce l’écriture de ses mémoires
Lauréate du prix littéraire Prince Pierre de Monaco 2022, Vénus Khoury Ghata annonce à  Ici Beyrouth en avant-première qu'elle rédige actuellement ses mémoires qui seront publiées en tant qu'œuvre posthume. Son dernier-né, Que reste-t-il des hommes, sort en livre de poche le 5 avril 2023, comme le veut la tradition pour tous ses livres édités dans les grandes maisons d’édition. «La femme qui ne sait pas garder les hommes» a conquis un lectorat international aussi divers que son œuvre traduite en quinze langues.

Dès qu’on entend  Vénus Khoury-Ghata parler, on met de côté le plan de l’entretien préparé, et, emporté.e.s  par ses phrases, on l’écoute raconter ses récits palpitants de vie, des miniromans où l'humour et le tragique se croisent sans cesse comme dans la vraie vie. Tout paraît fade après. Les questions d'ordre littéraire et stylistique qu’on n’a plus envie d’évoquer, la franchise de la grande écrivaine franco-libanaise et sa verve de génie entraînant ses interlocuteurs et interlocutrices dans les dédales labyrinthiques de la vie et ses cimes les plus glorieuses. Cinquante-six livres, une vie riche et enrichissante, pleinement vécue, et le don de la raconter dans ses moindres nuances avec la même déroutante gravité et fugacité des instants qui passent. Les amours et le grand amour, les blessures de la vie et les belles revanches, conquérir Paris, la ville des lettres et des arts, s'intégrer dans ses cercles littéraires, apporter sa touche d’écrivaine orientale baroque au cartésianisme austère de la langue française, avec des phrases somptueuses au confluent de deux cultures, siéger dans la plupart des jurys littéraires et recevoir des dizaines de prix prestigieux, dont le Grand Prix de poésie de l’Académie française en 2009, le prix Goncourt poésie en 2011 pour son recueil Où vont les arbres, le prix Renaudot 2015 du livre de poche et récemment le prix littéraire Prince Pierre de Monaco en 2022 pour l’ensemble de son œuvre. À noter qu’en 2022 aussi, elle a été nommée commandeur de l'Ordre des arts et des lettres, après avoir reçu en 2017 les insignes de commandeur de la Légion d’honneur. Avec elle, on se laisse griser par l’envol audacieux des mots.



Le 5 avril 2023, paraît en livre de poche votre dernier roman Ce qui reste des hommes, publié aux éditions Actes Sud.

Ce livre, c’est tout à fait moi. C’était le confinement pendant deux ans et je ne pouvais pas sortir. Un jour, je me dis que j’ai trois enfants au Liban. S’il m’arrive quelque chose, aucun d’eux ne pourra venir m’enterrer et on ne pourra pas m’envoyer au Liban. Il faut que je m’achète un caveau dans un cimetière, une tombe. J’ai été aux pompes funèbres. Le monsieur m’annonce que c’est un caveau pour deux personnes. C’est le déclic pour en faire un roman: une femme  qui achète une tombe à deux places et se demande quel est l’amant qui mérite d’être avec elle. Le début est vrai. Mais après, c’est le travail de mon imagination.



Vous m’avez dit que «vous êtes invalide depuis un an». Que s’est-il passé?

Je suis tombée à plusieurs reprises et me suis cassée la jambe, les côtes et le genou. Il me semble parfois que mes muscles se sont développés seulement au niveau de l’imagination. Mon éditrice et le juré de l’académie Goncourt, Pierre Assouline, ont dû me tenir chacun par un bras, pour que je puisse me rendre à Monaco et recevoir le prix littéraire Prince Pierre 2022. J’ai fait une piqûre au préalable et j’ai eu honte de les accaparer autant. La vue de mon éditrice Gallimard me transportant dans une chaise roulante dans les aéroports m’a renforcée dans l’idée qu’il aurait mieux valu rester chez moi.



Vous avez eu une vie riche sur le plan sentimental. On sait d’après les livres et vos entretiens qu’il y a eu principalement quatre hommes dans votre vie: votre premier mari, l’homme d’affaires Joseph Khoury; l’homme de votre vie, le Dr Ghata; le peintre Roberto Matta, dont vous étiez la muse et la complice; et votre dernier compagnon, Éric Guenier.

Le peintre, c’était une grande amitié. Une immense amitié, plus grande que l’amour, pour vous dire la vérité. Il avait 92 ans. J’en avais quarante. Je venais de perdre mon mari et j’allais très mal. C’était aussi un grand poète surréaliste, l’ami d’André Breton et de toute la clique surréaliste. Dans l’un de mes romans, j’en ai fait un amant. Mais il avait des problèmes cardiaques et quand il parlait plus de dix minutes, il avalait de la Trinitrine pour pouvoir continuer la conversation. Jean Ghata, mon grand amour, est mort après sept ans de mariage, en me laissant une fille, Yasmine, qui sort maintenant son septième roman. Malheureusement, j’ai eu des problèmes de fisc après sa mort. Jean s’étant associé à quatre autres médecins, faisait un énorme chiffre d’affaires, mais après son départ, il y avait trop de taxes et des sommes astronomiques à payer! J’avais besoin d’un homme pour me «protéger» et pour se comporter en vrai père pour ma fille. Ce fut Éric, mon dernier compagnon. Mais, j’ai fini par assumer moi-même.



Quel est votre nouveau projet littéraire?

Je vous annonce une première. J’écris mes propres mémoires actuellement, sans rien ajouter ou en retrancher. J’utilise la vie des autres, de tous ceux qui ont fait de moi ce que je suis. Mais je ne veux pas qu’elles soient publiées avant ma mort. Je parle de mes deux maris et de mon dernier compagnon qui était un vieux monsieur charmant, qui a donné à Yasmine l’impression d’avoir un père et qui m’a donné la chance de connaître le Mexique.



Dans quelle mesure  la lecture provoque chez vous l’inspiration?

Quand j’écris, j’arrête de lire les romans des autres pour ne pas altérer le jaillissement de mes propres mots, ce que j’applique en poésie également. La visite du Mexique m’a inspiré des poèmes extraordinaires, ses sites archéologiques m’ont coupé le souffle. J’ai écrit La Maestra, dans lequel, je raconte la femme de mon dernier compagnon, qui m’a précédée dans sa vie. J’arrive dans la maison spectaculaire d’Éric. Il y a dix domestiques en blanc qui m’attendent et me saluent avec déférence. En dînant dans la salle à manger, j’aperçois l’urne funéraire de sa femme incinérée. Dans mon livre, elle n’est pas incendiée dans une urne. Elle me prend la main et m’entraîne dans le centre-ville que son mari voulait me montrer. Je vois des Indiens qui manifestent pour réclamer un curé, de l’eau courante, des écoles. Quand s’achèvent les contestations, elle monte dans l’autobus qui  ramène le groupe à la hacienda et un Indien lui offre le statut et l’habitation d’une maîtresse d’école. Elle réplique qu’elle souffre d’une maladie incurable et que la mort viendra la faucher bientôt. Les indiens lui assurent qu’elle ne mourra jamais chez eux. La mort est très vieille pour grimper jusqu’au village. La mort ne sait pas nager pour traverser le fleuve. Et elle y croit et c’est l’essentiel.




Vous n’avez pas donc vu cette femme en tant que rivale et autour de son personnage, vous avez inventé l’un des plus beaux de vos romans, La Maestra.

Elle n’a jamais été ma rivale. J’ai eu mal au cœur pour cette femme qui a quitté cette belle maison, qui aimait son mari, cet homme raffiné qui n’était pas l’amour de ma vie. Lui,  aimait ma fille, c’est tout. J’aurais épousé n’importe quel homme qui aurait rempli les fonctions d’un bon père pour ma fille. Après la mort de Jean, Yasmine était aussi fracassée que moi et encore plus. Les droits de La Maestra ont été achetés par trois cinéastes: l’Américain Amos Kollec, Le Yougoslave Goran Paskaljevic et Andrzej Zulawzki. Je ne sais pas quand ça sortira. Peut-être, après ma mort. La Maestra existe également en livre de poche à 5 euros, comme le sont tous mes livres.

 Vous écrivez un recueil de poèmes, puis un roman, tous les deux issus de la même thématique, ou de la même image que votre esprit retient. Vous faites après le travail d’un grand orfèvre. Comment brodez-vous ces images foisonnantes qui vous caractérisent?

Chaque pays visité, m’inspire un roman. Avant de rédiger Sept Pierres pour la femme adultère, j’arrive dans un village en Iran, où ils avaient amoncelé des pierres les unes au-dessus des autres. Je leur demande si c’est une sculpture. On me répond qu’ils doivent lapider une femme le lendemain, mais ils attendent la décision de l’imam pour voir s’il faut tuer le ver dans le fruit ou le fruit sans le ver. (Le ver représentant le bébé qui est dans son ventre). Ça m’a foutu une de ces colères que, sitôt arrivée à New York, pour le colloque du Pen Club, je n’ai pas quitté ma chambre pour écrire d’un seul jet le roman. J’ai toujours écrit pour panser une blessure. L’inspiration, c’est une image qui vient s’implanter en vous et vous n’arrivez plus à vous en défaire. Pour L’Adieu à la femme rouge, j’étais en Afrique pour des colloques et je vois une femme de la Namibie qui prend de l’argile rouge autour d’un fleuve et l’enduit sur ses cheveux et  son corps. J’imagine le reste. Un photographe qui saisit les chasseurs de gazelles dans cette même région, tombe sur cette belle femme. Il ne peut s’empêcher de lui prendre des clichés. Sa photo paraît dans Paris Match. Elle met ses chaussures sous ses bras et traverse le désert, pendant six mois, pour rejoindre le photographe. Il est en fait un grand mannequin noir. Elle est sur tous les murs de Séville. C’est la célébrité, la gloire. Mais l’engouement de l’Occident pour les mannequins noirs est de courte durée, vite remplacé pour les blondes slaves éthérées. Elle tombe dans la misère et se suicide. Le début est toujours provoqué par une image réelle, mais j’invente la suite.



Vous avez toujours plu à la gent masculine. Pourquoi avez-vous choisi le titre de La Femme qui ne savait pas garder les hommes?

Mon premier mari s’est lié avec une autre, la mort m’a pris le second, mon dernier compagnon n’avait pas d’enfant et adorait ma fille. Il était certainement attiré par moi, mais il avait trente ans de plus que moi. Quand il m’arrivait de lui dire: Éric, vous rentrez chez vous, nous n’avons rien à nous dire, Yasmine pâlissait. Il me répliquait alors qu’il ne voulait pas vivre sans elle. Il la considérait comme sa fille et  Yasmine me disait que c’est papa Jean qui nous l’a envoyé. Quand elle s’est mariée, notre conversation s’est limitée aux questions du genre: À quelle heure tu déjeunes? À quelle heure tu dînes? Deux grands capricornes taiseux. Moi, j’écrivais dans ma chambre avec les photos de mon mari Jean Ghata, et lui lisait dans sa chambre, entouré de ses photos de mariage avec sa femme.



Vous étiez complices, non? Comment votre relation a débuté?

Notre dénominateur commun, c’était l’amour de Yasmine. De plus, la présence rassurante d’Éric à la maison m’a permis de visiter 65 pays en une année et demie. Où n’ai-je pas été? Aux États-Unis où j’ai obtenu le National Book Award, dans plein de pays où j’ai été traduite, comme l’Inde, la Corée du Sud, la Suède, Moscou, Arkhangelsk, sur la mer Blanche… Imaginez! Il faisait moins de quarante degrés et le maire tenait à continuer son mot de bienvenue en russe pendant qu’il neigeait sur nos têtes. J’acceptais tout pour l’amour de la littérature. J’étais tout le temps dans les médiathèques ou dans les théâtres. Dans la même journée, j’étais au Théâtre national populaire, à Villeurbanne, le summum de l’élitisme, avec devant moi Jacques Weber, Lambert Wilson, et le soir à la médiathèque de Montpellier où il y avait deux cent femmes, des mères de famille, des jeunes vendeuses dans des supermarchés, qui voulaient partager ces moments et pleurer avec moi à cause de La Maison au bord des larmes. J’ai été dans les écoles, dans les universités et même dans les prisons Fleury-Mérogis, Fresnes et Poitiers.



Vous êtes habitée par l’histoire de votre frère, poète marginal et homosexuel, persécuté par votre père autoritaire et agressif, au point d’écrire deux romans biographiques relatant son drame, Le Fils empaillé et La Maison au bord des larmes. Votre sœur, la très regrettée May Menassa, a écrit une version différente de cette même tragédie en arabe, traduite en français et éditée chez Erick Bonnier, Sous les branches du grenadier. Comment situer le contraste qui les sépare?

La mort de May est une autre grande blessure de ma vie, aussi grande que celle de la mort de Jean Ghata. C’était mon autre moi-même. Une grande romancière, une grande journaliste. En effet, elle est partie huit jours avant la sortie de la version française, ce qui me blesse doublement le cœur. Si j’étais au Liban, j’aurais raconté les choses différemment. Étant en France, j’étais libre de raconter les choses telles qu’elles avaient eu lieu. May était une femme très pudique et discrète, que Dieu ait son âme! Elle vivait au Liban à côté de son père et n’aurait pas pu être aussi dure que je l’étais. On ménage les gens quand on vit à côté d’eux et elle le ménageait doublement.

Que pensez-vous de l’élection de Christine Angot à l’académie Goncourt?

C’est la décadence totale. Elle balance des phrases qui ne sont pas correctement écrites en français car, soi-disant, il faut casser la langue française telle qu’elle est. Il y a chez elle une volonté de maltraiter la langue pour paraître moderne. De plus, elle utilise depuis vingt-cinq ans la même histoire d’inceste de son père pour pondre des livres. En revanche, il y a des écrivains somptueux négligés. Je ne sais pas ce qui se passe dans le milieu intellectuel français. Sommes-nous peut-être les derniers écrivains? Aujourd’hui on assiste à la désagrégation du langage et le clavier du smartphone a pris tristement le relais.

Et de ce qui arrive dans le monde d’aujourd’hui et au Liban?

En France, on est en train de brandir des slogans vulgaires, on casse des vitrines, on se focalise sur le harcèlement sexuel, on hurle à longueur de journée des histoires de viols qui n’ont pas été faits et on occupe les écrans pendant des heures pour les raconter, on s’affole pour le prix de la baguette de pain qui a augmenté d’un euro, alors qu’au Liban, vous êtes pillés, massacrés, les gens ont faim, se suicident. En Ukraine, il y a cent mille morts, il y a des guerres partout dans le monde, des tremblements de terre qui ont fait récemment 50.000 victimes. Malheureusement, je ne peux pas descendre dans la rue pour les empêcher de battre du tambour. Mais je trouve ridicule ce qui arrive en France et trop classe la réaction des Libanais.
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