Michel Aoun, retour de Syrie
Le général-président n’avait pas quitté la scène politique à titre définitif. Flanqué de Pierre Raffoul, il s’est rendu à Damas le mardi 6 juin pour jouer les bons offices. Damas qui l’avait exilé, qui avait écrasé la résistance libanaise et meurtri les patriotes. Mais qu’à cela ne tienne! Dès 2005, le général rebelle allait pactiser avec nos bourreaux. Et avec ça, il y a encore des gens qui ne jurent que par lui! Mais à quoi tient leur aveuglement?
«Mon général, êtes-vous encore aouniste?» avait demandé, dans une lettre ouverte, une dame qui avait cru en vous! (1) À partir de cette interrogation, les questionnements allaient se multiplier; vous alliez perdre pied et vos troupes allaient se débander. Un séjour présidentiel de six ans à Baabda, où vous êtes parvenu dans le respect formel des règles constitutionnelles, n’allait pas vous refaire une santé. Comment se l’expliquer, alors qu’en 1988-1990, portant la casquette d’un général rebelle et séditieux, vous étiez soutenu par des foules en délire? Ces dernières vous avaient servi de rempart, voire de bouclier humain en cette époque héroïque, alors que vous aviez squatté le palais présidentiel et l’aviez rebaptisé Kasr el-chaab («le palais du peuple»). Mais au bout de l’aventure, vous aviez pris la poudre d’escampette pour vous réfugier à l’ambassade de France. Nous avions fermé les yeux sur un exit peu glorieux, de même que nous avions refusé de croire que vous étiez le commanditaire de l’attentat contre le patriarche Sfeir. Dans le même ordre d’idées, nous n’allions pas ajouter foi aux propos de Mohsen Dalloul, qui révélait au grand jour la teneur de vos contacts avec les autorités syriennes, quand vous n’étiez que commandant en chef de l’armée.
Comment font-ils pour croire en lui?
Le roi est nu
L’exil français allait préserver votre aura, mais, une fois revenu aux affaires, l’exercice du pouvoir allait vous avoir à l’usure. «Le roi est nu», aurait-on pu s’écrier. C’est ce «cri qui défait l’imposture, dégonfle la baudruche, fait tomber les masques, les feintes, dévoile l’évidence, révèle l’objet «tel qu’il est, objectivement dans le monde» (2). Oui, le roi était nu, sauf aux yeux de ses inconditionnels qui, contre vents et marées, refusaient d’admettre l’évidence et s’accrochaient à l’illusion dont vous avez été, mon général, un maître incontesté.
Alors rappelons à vos sectateurs, comme à ceux des autres gurus qui sévissent sur les places publiques, que professer une foi sans demander des comptes à «l’élu du destin» c’est se laisser embobiner. S’enthousiasmer sans réserve, c’est consentir à se laisser rouler dans la farine. Mais que faire, me diriez-vous, si les foules en déshérence ont tant besoin d’un Moïse pour traverser la mer Rouge? Une réponse qui n’admet pas de réplique: tant que ce besoin est vital, ces masses chauffées à blanc vont céder au plus habile des escamoteurs.
Le culte du «papa de tous»
Adulé par les multitudes, vous étiez un personnage «inquestionnable»! Vos suiveurs vous avaient accordé un blanc-seing et nul de vos partisans n’aurait songé à vous demander des explications. Portant des œillères, vos «disciples» du Courant patriotique libre ne voulaient pas voir ce qu’ils avaient sous les yeux comme nuisances et forfaitures, comme corruption et tours de passe-passe.
C’est qu’ils avaient abdiqué leur libre arbitre et trouvaient toujours des excuses pour justifier votre image de leader infaillible. Une relation on ne peut plus toxique: vous éprouviez le besoin psychologique d’être adoré et vos suiveurs avaient un besoin pathologique de croire.

Steve Taylor n’a pas manqué de déceler cet «abdication syndrome», cette épizootie qui pollue les esprits les plus avertis (3). Car, il faut bien l’avouer, vos affidés ont, si vous le permettez, un quotient intellectuel supérieur à la moyenne. Et cependant, ils tombent dans le panneau. C’est qu’en vous exaltant, ils retrouvent ce monde de la petite enfance, où les figures parentales puissantes et idéalisées assumaient le poids des responsabilités, les protégeaient du monde hostile et apportaient des réponses à toutes leurs interrogations.
Ce n’est pas pour rien qu’on vous a affublé du titre de bay el-kell («le papa de tous»). Cette régression infantile pourrait expliquer bien des choses. Et si j’en parle, c’est en connaissance de cause. Pour la simple raison qu’à un moment donné, j’ai partagé l’aveuglement de ceux qui claironnaient: «Tararatata, général».
Michel Aoun en premier résistant.
Youssef Mouawad
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1-    Courrier des lecteurs, L’Orient-Le Jour, il y a plus de vingt ans.
2-    Cf. Anne Le Bihan, Le Roi est nu, La lettre de l'enfance et de l'adolescence, 2003/4, n° 54, pp. 13-19, https://www.cairn.info/
3-    Steve Taylor, The abdication syndrome, Why we are vulnerable to authoritarian leaders, corrupt gurus and cults, Psychology Today, 12 septembre 2020.
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