L'enthousiasme du public, le 9 janvier, en disait long sur le succès du deuxième concert de l'année à Beit Tabaris. Malgré les incertitudes de toutes sortes que traverse le Liban, la salle comble a été le théâtre d'un spectacle intéressant. Les mélodies de l'oud, les pulsations de la contrebasse et l’effervescence des percussions se sont harmonieusement mêlées, offrant aux auditeurs une expérience musicale au-delà des frontières classiques.
Un sourire ravageur fendait le visage de Zeina Saleh Kayali ce mardi 9 janvier. Son expression, mêlant surprise et fierté, se dessinait alors qu’elle contemplait Beit Tabaris, la maison d’artistes qu’elle a fondée contre vents et marées en 2022, atteindre sa pleine capacité lors du deuxième concert de cette nouvelle année. Inlassable, guidée par une passion authentique pour la musique et dotée d’une ouverture d’esprit de plus en plus rare dans un monde confronté aux extrémismes, la musicographe libano-française est parvenue à déverrouiller, avec persévérance, les portes du succès tout au long des dernières années. Bien que certaines de ses opinions sur la place de l’harmonie dans la musique levantine (notamment artistique mais également populaire) suscitent des controverses, on ne peut nier que Zeina Saleh Kayali demeure aujourd’hui l’une des gardiennes fidèles de la musique d’art occidentale au Liban. Cela survient à un moment charnière et critique où des institutions libanaises, autrefois considérées comme des références musicales, qui étaient censées défendre cet art ont opté, de manière regrettable, pour son sacrifice sur l’autel des intérêts personnels.
Salle comble
Soutenue par l’Institut français du Liban et généreusement appuyée par des mécènes, la maison d’artistes Beit Tabaris est principalement dédiée à la promotion de la musique d’art occidentale où chaque musicien sollicitant le concours de sa fondatrice trouve une scène propice à l’expression de son talent. Le 9 janvier, en dépit des incertitudes persistantes tant sur le plan politique, sécuritaire, économique que météorologique au Liban, le salon musical était néanmoins bondé. Selon les organisateurs, plus d’une centaine d’auditeurs est venue assister à ce concert, intitulé «Oud sans frontières», dépassant ainsi la capacité d’accueil maximale. Certaines personnes ont ainsi été contraintes de rester debout, mais qu’importe. L’essentiel est de se laisser emporter par le flot enivrant de la musique. Ce soir-là, une fois de plus, l’art a uni les esprits, rassemblant les éclats épars du tissu social brisé et offrant un refuge éphémère à ceux qui ont choisi de s’y abandonner.
Poudre aux yeux
On ne ferait guère cas de tout ce lyrisme si cela n’était que de la poudre aux yeux, sans sa contrepartie musicale. Or, au charisme unanimement apprécié de l’organisatrice, s’associe un jeu d’une grande subtilité et générosité de la part des trois interprètes de cette soirée: Samir Nasr Eddine à l’oud, Jack Estephan à la contrebasse et Bahaa Daou aux percussions. Ce trio était visiblement suffisant pour construire un monde sonore luxuriant où les mélodies de l’oud, l’harmonie de la contrebasse et les rythmes, tantôt levantins tantôt occidentaux tantôt latins, finissent par se confondre. Une telle juxtaposition demeure, en effet, intéressante dans le cadre d’une musique expérimentale, mais s’inscrit dans une tendance croissante, quelque peu déplorable, vers une occidentalisation (parfois caricaturale) de la musique levantine.
Cela transparaît clairement dans les propos de l’oudiste qui déclare durant le concert que «la transmission orale de la musique levantine, au fil des siècles, aurait entravé son développement polyphonique». Une telle affirmation contribue à la marginalisation de la musique traditionnelle monodique modale au profit d’une musique harmonique (polyphonique) tonale européenne, associée faussement et abusivement à la notion de progrès. Ce modernisme exogène (c’est-à-dire emprunté à une autre culture) aboutit finalement à la suprématie des musiques de consommation créoles (ou hybrides) au détriment de la musique autochtone. On ne répétera jamais assez que cette créolisation musicale repose sur deux systèmes musicaux incompatibles entre eux et serait similaire dans son anecdotisme au fameux «Hi! Kifak? Ça va? Ciao» libanais. On ne poussera pas davantage l’analyse de cette pratique, celle-ci étant déjà amplement détaillée dans une série d’articles publiés sur Ici Beyrouth.
Pot-pourri hétérogène
Le concert présente un mélange éclectique de musique levantine, de musique occidentale et d’éléments orientalistes, créant un pot-pourri quelque peu hétérogène. L’ensemble du concert est centré autour des compositions ou des arrangements écrits par Samir Nasr Eddine. Sur un plan purement esthétique, le trio se livre à un agréable échange de couleurs et de timbres. Jack Estephan emplit l’espace de la sonorité dense de son art consommé du pizzicato (pour les novices, cela implique de pincer les cordes avec les doigts de la main droite au lieu d’utiliser l’archet) en assurant, avec habilité, un maximum de projection. Une appréciable rondeur sonore se dégage de l’oud, où l’on ressent le musicien en parfaite harmonie avec son instrument. Il se lance dans une série d’improvisations, mettant en exergue l’art du taqsim qu’il maîtrise incontestablement. L’authenticité de l’oud est ainsi soulignée dans ces passages, tandis qu’à d’autres moments, on pourrait davantage assimiler l’instrument à une guitare voguant sur des échelles pentatoniques, empreinte souvent de blues. Le percussionniste fait preuve d’une dextérité à toute épreuve, bien que certains choix interprétatifs auraient bénéficié d’un affinement plus poussé.
À l’issue de cette superbe soirée, une conclusion s’impose: il faut courir à ces moments musicaux que Zeina Saleh Kayali organise soigneusement à Beit Tabaris. On attend particulièrement, et avec une grande impatience, le prochain concert prévu pour le 21 février, d’autant plus qu’il marquera le retour sur scène du pianiste virtuose, Robert Lamah, que la presse avait qualifié en 1970 de «nouveau Mozart libanais».
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