Près de 1,3 milliard de dollars ont été consacrés à l’achat de l’électricité prêt-à-consommer à la société turque Karpowership. Un épisode de plus, le troisième dans notre série, autour de la gabegie du système instauré par Gebran Bassil en 2010.
L’idée de Gebrane Bassil et de ses successeurs à la tête du ministère de l’Énergie était de compenser la perte en production suite à la désaffection des anciennes centrales de Zouk et de Jiyeh. En attendant donc de construire de nouvelles usines, des centrales flottantes étaient supposées fournir 4 heures de courant par jour, pour avoir une alimentation moyenne de 16 heures.
Mais l’idée était saugrenue dès sa conception car elle pèse lourd sur le budget de l’État, et ne sert pas notre autosuffisance énergétique. Parallèlement, le dossier a été tellement jalonné d’irrégularités et de suspicion de corruption, qu’il est devenu un cas d’école de gabegie s’étalant sur neuf ans.
Retour sur la saga
En 2013 donc, pour mettre à exécution l’option des barges, le Conseil des ministres crée une commission présidée par le Premier ministre Nagib Mikati. Le rôle de la commission est de diriger l’appel d’offres, d’approuver le cahier des charges et de mener les négociations. Le rôle d’EDL et de la Direction des adjudications a été ainsi fortement réduit, ce qui allait causer des remous et des incidents de parcours pendant des années.
Premier travers: les documents relatifs au projet étaient tellement minces, à peine une dizaine de pages, que cela ne correspondait nullement à la taille d’un deal qui doit se chiffrer en centaines de millions de dollars. Il n’empêche que six entreprises présentent des offres. Mais seules deux offres sont retenues: celles de l’américaine Waller Marine, et de la turque Karpowership (KP). Mais selon le récit d’un représentant de Waller Marine relaté par la presse, les dés étaient jetés d’avance. Pendant que la société américaine attendait une réponse de son siège principal sur une éventuelle baisse des tarifs, la commission annonçait déjà le choix de la société turque comme fournisseur. En plus, les termes de l’appel d’offres ont été modifiés en cours des négociations avec le candidat turc, ce qui est interdit dans les appels d’offres car les autres candidats n’auront pas l’opportunité de faire une contre-offre.
Déjà, on parle donc d'une politisation du dossier. Côté connexions politiques, les médias ont cité à plusieurs reprises des proches du Courant patriotique libre (Ralph Fayçal) et du Courant du Futur (Samir Doumit, Nader Hariri).
Une fois les résultats annoncés, la première barge, Fatmagül Sultan, débarque sur les côtes de Zouk, suivie par Orhan Bey, amarrée à Jiyeh, fournissant ensemble 270 MW. Un début difficile puisque la première barge tombe quelques semaines plus tard en panne car l’État libanais lui avait fourni un carburant inadapté. Correction faite, la production redémarre.
Une deuxième anomalie concerne la prime promise à Karpowership si elle réalise des économies par rapport à la quantité de fuel que l’État s’est engagé à lui fournir. Or, il s’est trouvé que la société a veillé à être systématiquement en dessous de la limite de consommation fixée dans le contrat, ou alors c’est la quantité de carburant promise aux barges qui a été sciemment surévaluée à l’origine pour permettre de payer ce bonus, qui atteint 10 millions de dollars en 2014.
On joue les prolongations
En 2016, alors que rien ne se passe au niveau de la construction de nouvelles centrales promises dans le plan pour justifier le recours aux barges, l’État décide de prolonger pour deux années supplémentaires les navires-centrales avec à la clé une augmentation de leur production à 370 MW, tout en baissant ses tarifs.
En 2017, César Abi Khalil propose d’avoir recours à deux centrales flottantes supplémentaires de 1.000 MW pour une durée de cinq ans. Le ministre cachait mal sa préférence de passer un contrat de gré à gré avec la même société turque, alors qu’il disait préparer un nouvel appel d’offres. L’affaire est alors dévoilée par Sami Gemayel qui a eu accès au document relatif, lequel mentionne bien le nom de la société. Le gouvernement dément cette version et publie une autre, "officielle", de l’appel d’offres, qui a le même contenu mais sans la mention Karpowership. Huit sociétés présentent des offres. Au terme de la sélection technique, surprise: seule l’offre de KP est jugée conforme au cahier des charges!
Tollé et indignation de la société civile, des ministres des Forces libanaises et de la Direction des adjudications qui a clairement indiqué que le cahier des charges a été conçu de manière à favoriser KP. Le projet d’adjonction de nouvelles barges finit par être abandonné.
Seul le provisoire dure
En 2018, rebelote. Le gouvernement décide de prolonger pour un an les contrats de location des deux navires-centrales. La société turque dit vouloir déployer un troisième navire-centrale fournissant gratuitement pendant les mois d’été 200 MW supplémentaires d’électricité – à condition que le contrat soit prorogé de trois ans – ou, mieux encore, une prolongation de 20 ans en promettant des prix plus réduits et un contrat BOT. Un nouveau bras de fer s’engage entre le ministère et la Direction des adjudications sur les mêmes suspicions de favoritisme. Divers témoignages ont conforté cette suspicion. La proposition est alors abandonnée.
En 2019, la ministre de l’Énergie Nada Boustani revient à la charge. Son plan, avalisé par le gouvernement, prévoit le lancement d’appels d’offres combinant solutions provisoires et durables afin d’augmenter rapidement la production, seul moyen de justifier une hausse des tarifs.
Concernant les solutions temporaires, plusieurs options sont sur la table, dont l’installation sous trois à six mois de petites unités de production au gaz butane, alors proposées par GE et Siemens, qui seraient réparties dans différentes régions du Liban. L’autre solution repose, évidemment, sur le recours aux navires-centrales.
Quelques mois plus tard, le plan Boustani est rattrapé par le début de la crise économique et la démission du gouvernement Hariri en octobre 2019.
Fin 2020, on constate que les impayés à Karpowership s’accumulent, pour atteindre 170 millions de dollars. Comble de l’ironie, les barges étaient parfois inactives au cours des deux dernières années, faute d’argent public pour importer le carburant. Elles étaient alors alimentées irrégulièrement, mais le coût de la location courait quand même.
Le feuilleton prend fin en 2021 avec la crise économique. Côté judiciaire, une association porte plainte pour corruption contre les ministres successifs de l’Énergie, la société turque et des individus mis en cause dans cette affaire. Deux personnes (Ralph Fayçal et Fadel Raad) seront arrêtées puis relâchés. La justice ordonne aussi une saisie à titre préventif des barges, décision qu’elle annulera par la suite. Mais l’entreprise avait déjà pris le large.
L’idée de Gebrane Bassil et de ses successeurs à la tête du ministère de l’Énergie était de compenser la perte en production suite à la désaffection des anciennes centrales de Zouk et de Jiyeh. En attendant donc de construire de nouvelles usines, des centrales flottantes étaient supposées fournir 4 heures de courant par jour, pour avoir une alimentation moyenne de 16 heures.
Mais l’idée était saugrenue dès sa conception car elle pèse lourd sur le budget de l’État, et ne sert pas notre autosuffisance énergétique. Parallèlement, le dossier a été tellement jalonné d’irrégularités et de suspicion de corruption, qu’il est devenu un cas d’école de gabegie s’étalant sur neuf ans.
Retour sur la saga
En 2013 donc, pour mettre à exécution l’option des barges, le Conseil des ministres crée une commission présidée par le Premier ministre Nagib Mikati. Le rôle de la commission est de diriger l’appel d’offres, d’approuver le cahier des charges et de mener les négociations. Le rôle d’EDL et de la Direction des adjudications a été ainsi fortement réduit, ce qui allait causer des remous et des incidents de parcours pendant des années.
Premier travers: les documents relatifs au projet étaient tellement minces, à peine une dizaine de pages, que cela ne correspondait nullement à la taille d’un deal qui doit se chiffrer en centaines de millions de dollars. Il n’empêche que six entreprises présentent des offres. Mais seules deux offres sont retenues: celles de l’américaine Waller Marine, et de la turque Karpowership (KP). Mais selon le récit d’un représentant de Waller Marine relaté par la presse, les dés étaient jetés d’avance. Pendant que la société américaine attendait une réponse de son siège principal sur une éventuelle baisse des tarifs, la commission annonçait déjà le choix de la société turque comme fournisseur. En plus, les termes de l’appel d’offres ont été modifiés en cours des négociations avec le candidat turc, ce qui est interdit dans les appels d’offres car les autres candidats n’auront pas l’opportunité de faire une contre-offre.
Déjà, on parle donc d'une politisation du dossier. Côté connexions politiques, les médias ont cité à plusieurs reprises des proches du Courant patriotique libre (Ralph Fayçal) et du Courant du Futur (Samir Doumit, Nader Hariri).
Une fois les résultats annoncés, la première barge, Fatmagül Sultan, débarque sur les côtes de Zouk, suivie par Orhan Bey, amarrée à Jiyeh, fournissant ensemble 270 MW. Un début difficile puisque la première barge tombe quelques semaines plus tard en panne car l’État libanais lui avait fourni un carburant inadapté. Correction faite, la production redémarre.
Une deuxième anomalie concerne la prime promise à Karpowership si elle réalise des économies par rapport à la quantité de fuel que l’État s’est engagé à lui fournir. Or, il s’est trouvé que la société a veillé à être systématiquement en dessous de la limite de consommation fixée dans le contrat, ou alors c’est la quantité de carburant promise aux barges qui a été sciemment surévaluée à l’origine pour permettre de payer ce bonus, qui atteint 10 millions de dollars en 2014.
On joue les prolongations
En 2016, alors que rien ne se passe au niveau de la construction de nouvelles centrales promises dans le plan pour justifier le recours aux barges, l’État décide de prolonger pour deux années supplémentaires les navires-centrales avec à la clé une augmentation de leur production à 370 MW, tout en baissant ses tarifs.
En 2017, César Abi Khalil propose d’avoir recours à deux centrales flottantes supplémentaires de 1.000 MW pour une durée de cinq ans. Le ministre cachait mal sa préférence de passer un contrat de gré à gré avec la même société turque, alors qu’il disait préparer un nouvel appel d’offres. L’affaire est alors dévoilée par Sami Gemayel qui a eu accès au document relatif, lequel mentionne bien le nom de la société. Le gouvernement dément cette version et publie une autre, "officielle", de l’appel d’offres, qui a le même contenu mais sans la mention Karpowership. Huit sociétés présentent des offres. Au terme de la sélection technique, surprise: seule l’offre de KP est jugée conforme au cahier des charges!
Tollé et indignation de la société civile, des ministres des Forces libanaises et de la Direction des adjudications qui a clairement indiqué que le cahier des charges a été conçu de manière à favoriser KP. Le projet d’adjonction de nouvelles barges finit par être abandonné.
Seul le provisoire dure
En 2018, rebelote. Le gouvernement décide de prolonger pour un an les contrats de location des deux navires-centrales. La société turque dit vouloir déployer un troisième navire-centrale fournissant gratuitement pendant les mois d’été 200 MW supplémentaires d’électricité – à condition que le contrat soit prorogé de trois ans – ou, mieux encore, une prolongation de 20 ans en promettant des prix plus réduits et un contrat BOT. Un nouveau bras de fer s’engage entre le ministère et la Direction des adjudications sur les mêmes suspicions de favoritisme. Divers témoignages ont conforté cette suspicion. La proposition est alors abandonnée.
En 2019, la ministre de l’Énergie Nada Boustani revient à la charge. Son plan, avalisé par le gouvernement, prévoit le lancement d’appels d’offres combinant solutions provisoires et durables afin d’augmenter rapidement la production, seul moyen de justifier une hausse des tarifs.
Concernant les solutions temporaires, plusieurs options sont sur la table, dont l’installation sous trois à six mois de petites unités de production au gaz butane, alors proposées par GE et Siemens, qui seraient réparties dans différentes régions du Liban. L’autre solution repose, évidemment, sur le recours aux navires-centrales.
Quelques mois plus tard, le plan Boustani est rattrapé par le début de la crise économique et la démission du gouvernement Hariri en octobre 2019.
Fin 2020, on constate que les impayés à Karpowership s’accumulent, pour atteindre 170 millions de dollars. Comble de l’ironie, les barges étaient parfois inactives au cours des deux dernières années, faute d’argent public pour importer le carburant. Elles étaient alors alimentées irrégulièrement, mais le coût de la location courait quand même.
Le feuilleton prend fin en 2021 avec la crise économique. Côté judiciaire, une association porte plainte pour corruption contre les ministres successifs de l’Énergie, la société turque et des individus mis en cause dans cette affaire. Deux personnes (Ralph Fayçal et Fadel Raad) seront arrêtées puis relâchés. La justice ordonne aussi une saisie à titre préventif des barges, décision qu’elle annulera par la suite. Mais l’entreprise avait déjà pris le large.
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