Suite au décès de la reine Élisabeth II, monarque au règne le plus long du Royaume-Uni, le jeudi 8 septembre, à l’âge de 96 ans, Ici Beyrouth vous propose un voyage dans le temps à la découverte des cérémonies funéraires royales qui ont marqué l’histoire du Royaume-Uni, depuis feu la reine Élisabeth Ire, en 1603, jusqu’à feu la reine Élisabeth II, en 2022. Le troisième article de cette série s’intéressera aux obsèques des souverains britanniques du XVIIIe siècle, et donc entre les années 1702 et 1760.  

Vanitas vanitatum et omnia vanitas " (" Vanité des vanités et tout est vanité "). C’est par cette locution latine, tirée du Livre de l’Ecclésiaste, que Salomon convainc les fidèles de la futilité de la condition humaine, illustrant manifestement l’inéluctable trépas ou la pensée du Memento mori (" Souviens-toi que tu vas mourir "). Les Hiéroglyphes des Fins dernières du peintre sévillan Juan de Valdés Leal, mettant en exergue deux toiles macabres, intitulées Finis Gloriae Mundi (Fin de la Gloire terrestre) et In ictu oculi (En un clin d’œil), concrétisent, par leurs allégories funèbres, cette Mort qui se faufile à cloche pied dans le dédale d’une nature humaine lacunaire. Cette fin ultime cristallise, à son tour, la justice ultime, selon laquelle tous les Hommes, rois soient-ils ou mendiants, nobles ou paysans, riches ou pauvres, sont mis à un pied d’égalité. Et pourtant, à l’aune des siècles passés, le décès d’un monarque n’était ni intellectuellement ni socialement perçu comme la mort d’un être humain ordinaire. Imprégné de sacralité, le roi (ou la reine) se muait en un véritable souverain dont l’autorité et la personne étaient inviolables ; sa mort devenait, de ce fait, synonyme de faste et d’apparat, visant à tracer un ars moriendi (ou l’art de bien mourir) royal. Si les cérémonies funéraires royales du XVIIe siècle revêtaient un caractère nobiliaire et fastidieux, celles de la première partie du XVIIIe siècle étaient plutôt marquées par un degré moindre de solennité, faisant prévaloir des funérailles privées, plutôt modestes, et loin de toute luxuriance. Par contre, la deuxième partie du siècle des Lumières fut témoin de l’émergence d’un nouveau concept d’obsèques, celui des funérailles-concert, mettant en exergue de somptueuses fresques musicales.

Obscures mais solennelles

Suite à la mort de la reine Marie II (1662-1689), son époux, le roi Guillaume III (1650-1702), étant monarque conjoint, continua à régner seul sur les royaumes d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse. Il mourut le 8 mars 1702 et fut inhumé le 12 avril. Contrairement à l’opulente célébration des obsèques de la défunte reine, les funérailles du roi furent qualifiées de " privées au point d’être obscures " par les historiens John Cannon et Ralph Griffith. De plus, Paul S. Fritz, professeur émérite d’Histoire à l’Université McMaster au Canada, précise dans son ouvrage " The Trade in Death: The Royal Funerals in England, 1685-1830 " que Guillaume III avait lui-même réclamé de simples funérailles. La réalité fut, toutefois, bien différente: des convocations officielles pour les obsèques nocturnes du roi furent envoyées à " tous les seigneurs et évêques ". La Gazette de Londres avait, alors, sommairement rapporté que " le service d’Église a été accompli (…) avec les solennités habituelles ". Cependant, les ressources archivistiques renferment peu d’informations quant à la musique interprétée durant la cérémonie.

Portrait du roi Guillaume III d’Angleterre

Entre tradition et innovation

La mort inopinée du roi Guillaume III permit à sa belle-sœur, la princesse Anne (1665-1702), dernière monarque de la dynastie des Stuart, d’accéder au trône. Sa santé vacillante et son caractère docile la contraignirent à déléguer ses responsabilités à ses ministres qui dressèrent le royaume anglais contre l’Espagne et la France pendant la guerre de la Succession d’Espagne entre les années 1702 et 1714. À sa mort, le 1er août 1714 (selon le calendrier julien encore en vigueur en Angleterre), Sa Majesté légua le trône à l’Électeur de Hanovre, futur Georges Ier (1660-1727), selon les dispositions de l’Acte d’établissement de 1701. Le musicien responsable de la cérémonie fut, une fois de plus, William Croft (1678-1727) qui mit en musique l’Office d’enterrement, ou du moins une partie de celle-ci, tout en y incorporant la musicalisation d’Henry Purcell (1659-1695) de la sixième des sept phrases du service funéraire anglican, Thou Knowest Lord, originalement composée pour les funérailles de la reine Marie II (1662-1694).

D’ailleurs, Croft expliqua, lui-même, dans la préface de Musica Sacra, les circonstances sous-jacentes d’un tel emprunt: " La raison pour laquelle je n’ai pas composé ce verset à nouveau est évidente pour chaque artiste ; dans le reste de ce service composé par moi-même, je me suis efforcé, aussi près que possible, d’imiter ce grand maître et compositeur célèbre, dont le nom restera à jamais élevé dans le rang de ceux qui ont travaillé pour améliorer le style anglais ". De plus, cette cérémonie royale fut la première pour laquelle une hymne d’actualité est connue: The Souls of the Righteous de Croft. Ce fut probablement Francis Atterbury, évêque de Rochester et doyen de l’abbaye de Westminster (qui avait d’ailleurs célébré le service funèbre) ou un ecclésiastique de la Chapelle Royale, qui avait fait le choix du texte de l’hymne. Tiré des huit premiers versets du troisième chapitre du Livre de la Sagesse, non canonique et apocryphe, ce dernier met l’accent sur le salut de l’âme. En somme, les funérailles de la reine Anne semblent avoir été une cérémonie plus ou moins traditionnelle où l’intégration d’une nouvelle hymne aurait permis d’en faire un événement musical, en bonne et due forme.

Portrait de la reine Anne Stuart

Nouvel ordre politique

La dynastie hanovrienne succéda à celle des Stuart avec l’arrivée sur le trône du roi George Ier de Grande-Bretagne. C’est sous le règne de ce roi réticent que l’absolutisme de la monarchie commença à prendre fin, faisant accroître le rôle du Parlement et ainsi du régime parlementaire. Cette carence royale conduisit ainsi à un nouvel ordre politique où le monarque règne mais ne gouverne pas. Le roi George Ier mourut le 21 juin 1727, alors qu’il était à l’étranger, à Osnabrück, en route pour Hanovre. Son successeur, le roi George II (1683-1760), décida que son père devait être enterré avec ses ancêtres dans la crypte du Welfen à Hanovre. Aucun service commémoratif notable ne lui fut organisé en Grande-Bretagne. Avec la mort du roi en Allemagne, il n’y eut de funérailles royales en Grande-Bretagne qu’à la mort de la reine consort Caroline d’Ansbach (1683-1737), épouse du roi Georges II de Grande-Bretagne, en 1737.

Les funérailles de la reine Caroline suscitèrent beaucoup d’attention de la part des spécialistes de la musique, car c’est à cette occasion que le célébrissime Georg Friedrich Haendel (1685-1759) composa sa fameuse hymne The Ways of Zion do mourn, construit sur le cantus firmus traditionnel. La sélection de textes pour l’hymne est remarquable, s’appuyant sur un métissage plutôt inhabituel et coloré entre différents livres de la Bible: les passages proviennent à la fois de l’Ancien et du Nouveau Testament et aussi des Apocryphes. Par ailleurs, après la mort de Croft en 1727, John Robinson et Maurice Greene le remplacèrent respectivement à l’abbaye de Westminster et à la Chapelle Royale. Aucun de ces derniers n’est, cependant, connu pour avoir écrit de la musique pour les funérailles. On suppose que c’est l’arrangement musical de Croft qui fut chanté durant le service funèbre. Le riche programme musical correspondait à la mode de l’époque où de telles occasions nobiliaires mettaient en avant une musique spécialement composée et élaborée pour chœur et orchestre. Il est à mentionner que la grande hymne de Haendel fit de ces obsèques l’une des cérémonies royales les plus connues de tous les temps.

Portrait de la reine consort Caroline d’Ansbach

Roi haendélien

Après quarante-trois ans de règne sur le royaume anglais, le roi George II rendit l’âme le 25 octobre 1760. Contrairement à ses ancêtres, ses funérailles n’eurent lieu que deux semaines et demie plus tard: en fin de soirée du 11 novembre, il fut inhumé au côté de sa femme, la reine Caroline, dans la chapelle d’Henri VII, devenant ainsi le dernier monarque à être enterré à l’abbaye de Westminster. " Les trompettes ont sonné une marche funèbre pendant toute la cérémonie ", peut-on lire dans le rapport du Collège d’armes qui ne fournit toutefois pas d’informations supplémentaires sur ladite pièce musicale. En outre, on pourrait, sans exagération, affirmer que le roi George II fut un " roi haendélien ". En effet, les chefs-d’œuvre les plus exquis de Haendel avaient accompagné les événements majeurs de son règne et de sa vie: les hymnes du couronnement en 1727, les hymnes lors du mariage de trois de ses enfants en 1734, 1736 et 1740, et, enfin, le Dettingen Te Deum et la musique pour les feux d’artifice royaux célébrant les triomphes militaires et politiques du roi.

Portrait du roi Georges II

Cependant, en 1760, Haendel était déjà mort depuis près d’un an. Les données bibliographiques ne font référence à aucune hymne concoctée, à l’avance, par le compositeur baroque pour la cérémonie funèbre du roi. Au lieu de réinterpréter l’Hymne funéraire de la reine Caroline, William Boyce (1711-1779), l’un des plus grands compositeurs anglais de musique d’église, composa une nouvelle hymne pour l’occasion: The Souls of the Righteous. Elle fut interprétée par un orchestre composé de trompettes, de timbales ainsi que d’un ensemble à cordes avec des hautbois doublés. Le texte de l’hymne aurait très probablement été compilé par Zachary Pearce, doyen de Westminster, qui avait également célébré le service, ou par Thomas Sherlock, le doyen de la Chapelle Royale. Cela dit, Haendel et Boyce avaient, tous deux, réussi à élaborer un nouveau concept d’obsèques, celui des funérailles-concert : avec The Souls of the Righteous, Boyce parvint, avec brio, à rendre un hommage musical de taille au " roi haendélien ". Cette hymne demeure la dernière œuvre majeure spécifiquement composée pour une telle occasion.

Portrait du compositeur William Boyce