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Le Festival al-Bustan ravive-t-il l’âge d’or des grands maestros à Baalbeck? Kantorow et Lozakovich, deux virtuoses jeunes, mais éminents, ont réservé au public libanais une soirée intense avec des interprétations dignes des grands maîtres, allant de Schumann à Franck, évoquant l’esprit de légendes telles que Richter et Oïstrakh.

Sommes-nous, par hasard, de retour à l’époque du Liban des Lumières où Charles Münch (en 1957), Fernando Previtali (en 1957) ou même Herbert von Karajan (en 1968) dirigeaient magistralement les plus éminents orchestres au Festival de Baalbeck? Ou bien revivons-nous les prestations lumineuses de Sviatoslav Richter ou Mstislav Rostropovitch, qui ont emporté les mélomanes libanais dans un monde de sensations poignantes, en 1969, avec l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig, sous la direction majestueuse de Kurt Masur? Ou s’agit-il plutôt des concerts légendaires de Karlheinz Stockhausen (en 1969) ou de Gilbert Amy (en 1971) organisés dans la grotte de Jeita? Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Rêvons tout de même, tant que cela nous est encore autorisé. Qui sait, après tout? Car si l’histoire musicale du Liban a connu des épisodes glorieux, le Festival al-Bustan s’est assigné la noble mission de distiller de nouveaux moments de grandeur musicale.

Virtuosité incontestable

Le concert du dimanche 10 mars en faisait visiblement partie. On ne pouvait guère s’attendre à moins, surtout que les protagonistes de cette soirée ne sont rien de moins que le pianiste français Alexandre Kantorow et le violoniste suédois Daniel Lozakovich. En dépit de leur jeune âge, leur virtuosité incontestable les place parmi les grands. En effet, le pianiste a été récemment récompensé lors des Victoires de la musique classique en tant que soliste instrumental. Quant au violoniste, dont le nom est associé depuis l’âge de quinze ans à la prestigieuse maison de disques Deutsche Grammophon, demeure le protégé du maestro Valery Gergiev. Cela dit, il est temps de passer à l’essentiel. Il est 20 heures pile, les deux artistes entrent en scène. Dès qu’ils placent leurs doigts sur leur instrument pour entamer l’interprétation de la Sonate pour violon et piano no3 en ut mineur op.45 d’Edvard Grieg (1843-1907), ils se muent en ces virtuoses que le Liban célèbre ce soir.

Âge d’or

L’œuvre s’ouvre sur un thème audacieux, sombre, dramatique. Le violon tourbillonnant trace des lignes mélodiques ondulantes tandis que le piano martèle des accords accentués. Lozakovich est souverain de la première à la dernière note, passant sans heurts d’une octave à l’autre. Sa technique témoigne clairement d’une conscience musicale enrichie par une science de l’archet, digne de celle des grands violonistes de l’âge d’or. Tout est imposant, précis et d’une netteté éclatante dans ce premier mouvement, Allegro molto ed appassionato. Le deuxième mouvement, lent et lyrique, marqué Allegretto espressivo alla Romanza, offre un répit bienvenu après l’effervescence précédente. La quiétude de la longue introduction au piano est toutefois perturbée par le bruit des retardataires prenant leurs places. Kantorow sculpte son phrasé avec une délicatesse et une sonorité dénuées de toute lourdeur, créant de magnifiques contrastes entre ombre et lumière. Une ambiance dansante s’installe aussitôt avec le premier thème du mouvement final, Allegro animato. Face à cette rusticité virile, se manifeste une douceur mélodieuse émouvante, où les deux interprètes atteignent des sommets d’émotion, frôlant l’extase.

Esprit schumannien

Après cette brillante interprétation de la sonate de Grieg, l’attention se tourne désormais vers la Sonate pour violon et piano no1 en la mineur op.105 de Robert Schumann (1810-1856). Le compositeur aurait exprimé son insatisfaction au sujet de son œuvre, déclarant: "La première sonate ne me plaisait pas, c’est pourquoi j’en ai fait une seconde, dont j’espère qu’elle sera meilleure". Et pourtant, cette pièce est imprégnée de l’esprit schumannien, ce même ferment qu’on retrouve dans son Concerto pour piano en la mineur op.54. Le duo met en avant son éloquence narrative en façonnant avec finesse une interprétation personnelle, mais intimement fidèle à la partition. Lozakovich avance avec confiance dans le premier mouvement, marqué par une expression passionnée, une obscurité lumineuse, pourrait-on dire. Les deux instrumentistes démontrent une complicité symbiotique, évoquant une délicieuse instabilité émotionnelle, teintée d’inquiétude dans le deuxième mouvement. Ils se lancent ensuite dans une cascade de notes rapides cristallines, ponctuées par des moments de lyrisme amoureux, dans le troisième mouvement, pour conclure par des déclarations passionnées et entraînantes.

Solennité et passion

À la suite d’un entracte de vingt minutes, le duo s’attaque à la Sonate pour violon et piano en la majeur FWV 8 de César Franck (1822-1870). Cette œuvre peut être abordée de deux façons différentes: avec virtuosité et solennité, ou avec passion (à l’instar de l’interprétation de David Oïstrakh et Lev Oborin). Le duo se positionne à cheval entre ces deux approches. Après un premier mouvement Allegretto ben moderato bien dosé, Kantorow déclenche la tempête avec son élan tourbillonnant tandis que Lozakovich s’engage dans une ligne mélodique saccadée, conforme à l’intention de Franck. Le duo révèle une grande finesse dans les interludes lyriques et contemplatifs, où l’on peut admirer leur capacité à maintenir une fluidité constante et sans faille dans leur interprétation. Il faudra patienter jusqu’à ce que le quatrième et dernier mouvement ensoleillé, Allegretto poco mosso, offre un contraste avec le thème tourmenté du deuxième mouvement, Allegro. Un chef-d’œuvre d’interprétation.

Alors que le programme préalablement annoncé par le festival incluait la Sonate pour violon et piano CD 148 de Claude Debussy (1862-1918), le duo clôt la soirée avec le Scherzo de la Sonate F-A-E, composée conjointement par Robert Schumann, Johannes Brahms (1833-1897) et Albert Hermann Dietrich (1829-1908). Toutefois, le Scherzo, aux couleurs beethovéniennes, a bien été écrit par Brahms. On peine à exprimer l’interprétation du jeune duo, sinon en affirmant qu’il ne s’agit pas d’une simple interprétation, mais plutôt d’une révélation de l’ineffable. Grandiose. Sous un tonnerre d’applaudissements, les musiciens gratifient leur public de deux bis: le nostalgique Liebeslied (Chagrin d’amour) de Fritz Kreisler (1875-1962) et un arrangement (non indispensable) des Feuilles mortes, une musique composée à la base par Joseph Kosma (1905-1969).

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