Écoutez l’article

Quatre ans après la tragédie de l’explosion du port de Beyrouth, l’artiste Pierre Abboud interpelle la capitale avec Natrin…, une installation saisissante de 44 silhouettes en métal coloré grandeur nature, donnant corps au cri incessant des familles des victimes qui, malgré le temps, n’ont jamais cessé de réclamer vérité et justice.

Le 4 août 2020, l’explosion dévastatrice du port de Beyrouth a plongé le Liban dans l’horreur et le chagrin. 235 vies fauchées, des milliers de blessés, une ville meurtrie à jamais. Trois ans plus tard, alors que les plaies peinent à cicatriser, l’artiste libanais Pierre Abboud offre à sa ville une œuvre d’une puissance émotionnelle rare: Natrin… (En attendant…). Quarante-quatre silhouettes en métal, dressées à l’entrée nord de Beyrouth, tournant le dos aux automobilistes. Quarante-quatre fantômes silencieux qui crient l’absence insoutenable des disparus et l’attente interminable de leurs proches pour la vérité et la justice.

Car, quatre ans après, le Liban reste suspendu à cette question lancinante: que s’est-il passé le 4 août 2020? L’enquête, enlisée dans les méandres d’un système politique gangrené par la corruption, semble condamnée à l’impasse. Les familles des victimes, elles, refusent l’oubli et l’impunité. Elles attendent, avec une dignité qui force le respect, que la lumière soit faite sur cette tragédie et que les responsables rendent enfin des comptes.

C’est cette attente déchirante que Pierre Abboud a voulu incarner à travers ces 44 silhouettes fantomatiques. Disposées en rangées serrées, figées dans une immobilité troublante, elles évoquent avec une force rare l’absence qui ne cesse de hanter les vivants. Le titre de l’œuvre, Natrin…, résonne comme un cri face à l’injustice d’une attente qui semble sans fin. Ici, l’attente a un visage, celui des 235 disparus et de leurs proches qui espèrent, envers et contre tout, que justice sera rendue.

En choisissant d’installer son œuvre à l’entrée de Beyrouth, l’artiste impose aux passants une confrontation frontale avec cette réalité qu’on voudrait parfois oublier. Impossible de détourner le regard face à ces silhouettes qui semblent nous fixer de leurs yeux vides. Chacun est sommé de ressentir, ne serait-ce qu’un instant, le poids de cette tragédie qui a bouleversé tant de vies. Et la douleur est palpable. Des larmes ont coulé devant ces fantômes, preuve que quatre ans après, la blessure est toujours vive.

Pierre Abboud, figure de proue de l’art engagé au Liban, n’en est pas à son premier coup d’éclat. Sa statue La Femme révolutionnaire avait marqué les esprits lors des soulèvements populaires de 2019. Avec Natrin…, il poursuit son combat pour maintenir vivace la mémoire des victimes et soutenir l’appel à la justice de leurs familles. Son installation est aussi un rappel constant de cette tragédie qui, dans l’accumulation des crises libanaises, menace de tomber dans l’oubli.

Cette œuvre bouleversante s’inscrit dans une vague d’initiatives artistiques qui, depuis l’explosion, tentent de panser les plaies de Beyrouth à travers la création. Peintures, sculptures, performances… L’art devient le véhicule d’un deuil impossible, d’une colère sourde et d’une quête obstinée de sens au milieu du chaos.

L’art a ce pouvoir unique de transcender les mots pour toucher directement les cœurs. Face à l’impuissance des institutions, il devient un outil d’expression vital, un exutoire pour une société étouffée par le chagrin et la frustration. Les 44 silhouettes blanches de Pierre Abboud offrent un espace pour pleurer les disparus, pour crier l’injustice, pour se rassembler dans l’adversité.

Mais au-delà de la commémoration, Natrin… interroge la capacité d’une nation à se relever après un tel cataclysme. Comment reconstruire quand la confiance est brisée et que la vérité reste enfouie sous les décombres? L’œuvre de Pierre Abboud nous rappelle que la guérison passe d’abord par la reconnaissance des souffrances et la fin de l’impunité. Tant que justice ne sera pas rendue, le Liban restera prisonnier de cette attente qui n’en finit pas de ronger les âmes.

Quarante-quatre silhouettes veillent désormais sur Beyrouth, sentinelles silencieuses d’une mémoire qui refuse de s’éteindre. Elles portent en elles la douleur d’un peuple, la résilience d’une ville, l’espoir fragile d’une nation qui aspire à la vérité. Puissent-elles un jour trouver la paix, lorsque l’attente aura pris fin et que justice sera enfin rendue. D’ici là, elles continuent de nous hanter, reflet d’une blessure que seule la vérité – vœu pieux dans un pays où l’impunité est totale – pourra commencer à guérir.