Présidente du syndicat des professionnels du graphisme et de l’illustration au Liban, Rita Saab Moukarzel revient pour Ici Beyrouth sur son parcours qui fête une décennie de défis. Défis relevés avec brio dans la réalisation de projets de responsabilité sociétale avec des personnes atteintes d’autisme, des non-voyants, des malentendants… à travers lesquelles elle a découvert des talents qu’elle a formés, orientés et intégrés dans la société. "Sensibilisation, destigmatisation et intégration", telle est sa devise dans son engagement auprès des personnes atteintes de difficultés physiques et/ou mentales.

Qu’est-ce que la responsabilité sociétale et pourquoi avoir choisi les personnes présentant des difficultés physiques ou mentales?

La société responsable est celle qui prend en compte ses membres aux besoins spécifiques, en leur assurant un support public ou privé sous forme de formations ou d’activités, partant du précepte de solidarité, enjeu majeur du développement durable de la société. Ce sont les principes de la responsabilité sociétale qui englobe les trois domaines social, environnemental et économique. Personnellement, j’ai choisi de travailler avec les personnes qui ont des difficultés physiques, sociales ou mentales, car je les trouve isolées de la société, même si les parents les inscrivent dans des écoles ou des associations spécialisées. J’ai toujours cru, et je continue à croire, que dans chaque personne se trouve un talent, et que toute personne, malgré ses difficultés, si elle est bien orientée, peut être productive et devenir relativement indépendante financièrement, pour son bonheur et sa satisfaction ainsi que ceux de ses parents. Je me suis lancé ce défi difficile, en y croyant fermement, et avec beaucoup de patience et un travail assidu, j’ai réussi à découvrir des génies artistiques et à les former sérieusement et professionnellement, tout comme mes élèves dans les académies d’art. Dans ces défis, pas de place à l’amateurisme.

Quels ont été vos projets phares dans le cadre de votre travail sur la responsabilité sociétale?

Ce sont des projets d’insertion professionnelle, artistique et sociale pour les personnes atteintes d’une déficience mentale et/ou physique. Pour moi, dans toute personne se cachent un artiste et un don, il suffit de flairer, de gratter pour faire ressortir le potentiel et le former, en particulier auprès de personnes souffrant de déficiences. J’ai ce don, par hypersensibilité mais aussi grâce à mon expérience, au bout de longues années d’enseignement et de travail. J’ai créé des concepts et j’ai réalisé mes idées qui étaient toutes adaptées au problème ou à la déficience dont étaient atteintes les personnes en face de moi. Par exemple, le dessin d’un de mes  élèves atteints d’autisme, m’a sauté aux yeux. Son trait n’avait rien à envier aux grands peintres. Cela m’a retenu l’esprit tout en étant consciente du défi que je me lançais en le formant à la peinture, au grand étonnement de ses parents, de ses profs et de mon propre entourage. Avec beaucoup de patience, je lui ai appris la technique du pointillisme qui est très adéquate au mouvement répétitif qu’il fait et qui est relatif à sa pathologie; je lui ai appris le mélange des couleurs – il possède une palette colorée innée magnifique que j’ai développée et initiée. Il a fini par avoir ses propres cadrages et interprétations de paysages loin du coloriage habituel qu’on lui faisait faire. Ceci  lui a aussi servi d’art thérapie. Il est sorti de son cloisonnement mental et a beaucoup évolué en communication avec les gens.

Un autre exemple aussi marquant pour moi est mon expérience avec les non-voyants: je m’étais dit qu’il n’y avait pas de déficience mentale, mais une difficulté physique importante. En discutant avec eux, j’ai détecté une hyperaudition pour les sons – d’ailleurs nombre d’entre eux sont des musiciens à travers le monde et même au Liban – mais aussi une grande utilisation des mains, du toucher, pour marcher sans trébucher, pour découvrir la forme des objets… et ceci m’a marquée. J’ai pensé à leur enseigner la sculpture, façonnée par leurs mains et leur cœur, étant privés de vue; d’où le titre que j’ai donné à leurs expositions: Voir avec les mains et Sentir avec le cœur. Ce travail a donné lieu à des sculptures de chats, de femmes, de grenades, de personnages primitifs, d’animaux et autres, modelés dans les détails très réalistes par des personnes nées non voyantes. Une énigme qui a pour nom la volonté et la passion!

J’ai également vécu une très belle expérience avec les malentendants qui ont excellé non seulement en art, mais également dans les métiers artisanaux comme le travail du cuir ou du bois qui demandent de la concentration… en silence!

La vie m’a menée vers ces trésors humains qui méritent d’avancer dans leur carrière et nous avons prouvé ensemble qu’ils le pouvaient. C’est comme ça que j’ai continué à trouver des idées nouvelles et des concepts adéquats à d’autres personnes atteintes de trisomie, d’épilepsie, de maladies mentales ou à mobilité physique réduite… et à réaliser pour eux des projets artistiques et sociaux qu’ils effectuaient pour la première fois et qui leur ouvraient des horizons professionnels et contribuaient à leur intégration dans la société.

Où en êtes-vous aujourd’hui dans vos projets?

Dans le contexte de la crise actuelle qui prévaut au Liban, les associations tout comme le citoyen ordinaire vivent une crise existentielle. Qu’en est-il donc des personnes touchées par une déficience physique ou mentale ainsi que de leur famille? Il est impératif de trouver des circuits solidaires où les moins touchés aident ceux qui ne peuvent pas s’en sortir tout seuls à cause de leur handicap. Nous devons redoubler nos efforts pour ces cas spécifiques, sinon des familles entières vont s’effondrer, et avec elles des vies précieuses. Ne pouvant pas compter sur l’État libanais en faillite, il nous faut tisser un réseau de responsabilité sociétale à l’échelle globale, qui nous permet de sauver autant que possible la situation et d’éviter que les personnes présentant un handicap physique et/ou mental ne sombrent dans l’oubli et l’obsolescence. Normalement, c’est le rôle que doivent jouer les responsables et les ministres, mais vu la situation du pays, nous devons continuer à assumer leur rôle partiellement…