Une place bien dégagée et développée à l’abri des grandes artères permet les rassemblements, les festivités, les célébrations de messes, les réunions, les échanges et les discours. Ce type de place est donc d’essence démocratique. 

Le village est à la source de la construction de l’identité libanaise. Il a formé son tissu social, ses repères géographiques et culturels, les mœurs des habitants, leur tempérament et la continuité historique. Le Liban s’est formé sur un ensemble de plus de 700 villages étalés sur les montagnes de Qobeyat au nord, à Marjayoun au sud. Le rôle crucial joué par cette entité a été relevé par les orientalistes, les missionnaires et des auteurs libanais tels que Anis Frayha.

La place

Le village se développe lui-même autour d’une place publique qui constitue son cœur, et donc celui du Volkstum (la culture nationale). Sans cette place, l’agglomération deviendrait disparate, non identifiable, et donc inexistante, entraînant une disparition du sentiment d’appartenance. Le concept de la place dans la culture nord méditerranéenne a une portée anthropologique et politique.

Contrairement aux places impériales dont le centre est encombré par des monuments ou traversé par des avenues, la place nord méditerranéenne offre un espace libre et un sentiment de sécurité. Les avenues ont été privilégiées par les pouvoirs autoritaires qui voulaient observer à distance et surveiller les rassemblements. L’avenue droite menant à la place permettait aux colonnes de soldats de pouvoir avancer, tirer et disperser les foules. Un souverain autoritaire choisissait également d’ériger un monument au centre de l’espace, là où justement les citoyens auraient pu se rassembler pour y échanger les marchandises, les nouvelles et surtout les idées. En revanche, une place bien dégagée et développée à l’abri des grandes artères, permet les rassemblements, les festivités, les célébrations de messes, les réunions, les échanges et les discours. Ce type de place est donc d’essence démocratique.

Hamména : La place de l’église clairement identifiable par le traitement du sol. © P. Elie Korkomaz

La place démocratique

Le principe de la place dite démocratique correspond aux villages médiévaux de Méditerranée septentrionale. Leurs exemples les plus aboutis semblent se situer dans le nord de l’Italie. Bien qu’au Liban le village soit un agglomérat de maisons le plus souvent cubiques et indépendantes les unes des autres avec peu de mitoyenneté, la logique du cheminement vers la place reste identique à celle perçue en Italie. Les maisons, même séparées, se combinent intelligemment, fournissant un espace visuellement fermé conforme au concept de place démocratique.

Si en Italie la sécurité de la place est assurée par les édifices qui la cernent de toute part, au Liban le quatrième côté est pris en charge par le vide. La place peut s’ouvrir ainsi sur la vallée dont la topographie fournit l’obstacle naturel rendant aux gens le sentiment d’être hors d’atteinte.

Batha : La place de l’église Saint-Nicolas s’ouvre sur la mer. © P. Elie Korkomaz

Le statut de la place

Dans le Mont-Liban, comme ailleurs en Méditerranée septentrionale, nous assistons à trois types de places. Celle de l’église, celle du palais et celle du commerce. La place du village libanais est le plus souvent celle de l’église principale. Plusieurs autres églises sont pourvues chacune de sa placette, mais de moindre importance. Les pouvoirs temporel et spirituel se disputent comme en Europe la prédominance sur l’espace public.

En présence d’une famille princière, comme à Mtein ou à Salima, c’est le sérail qui domine la place principale, reléguant les placettes des églises à un statut secondaire. À Beit-Chbéb, la rue du commerce s’élargissait pour devenir la place d’église Notre-Dame. À l’époque moderne, les arcades de cette rue ont été détruites sur les deux côtés, laissant la place isolée du reste du tissu. Une reconstruction de ces arcades exigeant un rétrécissement de la rue pourrait rendre à ce village son identité.

À Bikfaya, le mal est irréversible. Le sérail des Bellama s’était installé en contrebas de la place du marché, tout comme les églises, laissant aux commerces la prédominance. Bikfaya était l’exemple de ces villages libanais qui reléguaient la place de l’église aux fêtes et célébrations liturgiques, laissant le cœur de l’agglomération à l’ensemble commercial constitué de longues séries d’arcades. Afin de réduire les expropriations et leur coût, les autostrades, au lieu de contourner les villages, préféraient passer par la rue centrale en ravageant toutes les galeries de part et d’autre. Souvent ces projets emportaient aussi sur leur passage, la place de l’église adjacente. C’est ainsi que Bikfaya, Ghazir et la majorité des villages situés sur des axes principaux, ont perdu leurs centres, leur identité et leur caractère démocratique.

Beit-Chbéb : La place Notre-Dame isolée par la disparition de la rue du commerce. © P. Elie Korkomaz

La rue commerçante

La place linéaire sous forme de rue commerçante ressemble à un prototype connu également eu Europe. Il s’agit du Markt allongé que nous retrouvons en en Europe. Aujourd’hui, les municipalités libanaises, comme à Hamména, les appellent faussement en français ou en anglais "souk". Il s’agit là d’une mauvaise traduction du libanais "souq" (shouq, le q est muet) qui signifie en syriaque rue commerçante. Or le terme français "souk" n’est pas l’équivalent de la voie commerçante, mais il renvoie à une spécificité particulière dont les critères ne s’appliquent nullement au cas des villages du Mont Liban.

Le souk français dénote, comme en arabe, un ensemble où les commerces de chaque rue vendent tous le même produit. Comme le souk des bijoux ou des fleurs à Beyrouth, ou encore celui des épices, du savon ou des tissus. Les différentes boutiques d’une même rue, vendant le même produit, ne sont aucunement en concurrence, mais elles se complètent. Le vendeur de l’une aide à orienter son client vers son voisin ayant un article spécifique. Une autre particularité du souk est que les prix ne sont pas affichés et doivent faire l’objet d’une négociation. Tous ces critères sont parfaitement étrangers aux centres des villages libanais que les municipalités et les catalogues touristiques ont choisi de traduire incorrectement par "souk".

Même lorsque le centre du village est constitué par l’espace linéaire qu’est la rue du commerce, il n’empêche que la présence d’une ou de plusieurs placettes demeure une réalité. Car c’est là que se déroulent les rencontres lors des fêtes et des événements particuliers. Contrairement à l’artère principale, de nature dynamique, la place est le lieu où la pensée se pose. C’est là que la réflexion s’élabore à travers les échanges et la présence d’un héritage concrétisé par l’église, le monument, l’arbre centenaire et parfois même une vue ouverte sur la vallée et sur une culture inscrite dans le paysage.

Ghazir : Une des places anéanties par la route principale qui les traverse. © P. Elie Korkomaz