Le Liban, adultéré et traîné dans la boue, suscite encore la convoitise de ses voisins ! Jusqu’où leur mauvais œil va-t-il s’acharner sur lui ? Notre pays était fait pour les succès éclatants, mais son "génie de la guerre civile" a dévoyé son potentiel inouï. Et pour comble de malheur, la classe politique qu’il vient de reconduire à l’Assemblée nationale ne semble pas pressée de le tirer d’affaire.

Le Liban aurait pu être le meilleur élève d’un monde globalisé, privatisé et dénué de frontières nationales. Un monde plus régi par les flux financiers que par des entités étatiques. L’entrepreneur libanais s’est avéré être un conquistador, même si l’actualité a pu enregistrer les échecs retentissants de certains individus. Formé à l’initiative et enclin à prendre le taureau par les cornes, l’homme de chez nous pourrait déclarer, au risque de heurter son audimat : "The global village, just my style!". Cette profession de foi arrogante ne fait pas cependant de lui un apatride ; il est et restera à la fois un anywhere et un somewhere (2). Il prend d’assaut le monde et lorgne nostalgiquement son lieu de naissance et sa communauté d’origine.

 Beyrouth, objet de toutes les convoitises

Néanmoins, nous, Libanais, avons raté notre pays. Et lesquels de nos frères arabes se précipitent-ils pour nous le reprocher et nous accabler ? Ce sont généralement les Palestiniens et les Syriens qui, s’étant trouvés par mégarde sur notre sol national, s’y crurent installés à perpétuelle demeure. Ils succombèrent à l’illusion de pouvoir nous régenter. Les uns crurent pouvoir le faire sous l’égide de la sacro-sainte Résistance, et les autres sous le label de l’Unité arabe, en sa version baasiste-commandement régional. Dépités d’avoir été fraîchement remerciés, ou plus exactement refoulés, ils nous feront encore et encore la leçon. Bien entendu, il serait aisé à un Libanais, saisi d’un réflexe patriotique, de dire à ses interlocuteurs : " Mêlez-vous de vos oignons " ou "faites donc le ménage chez vous". Ce serait à tort, car nous aurions tant à apprendre de ces voisins encombrants qui ont appris à nous connaître et à nous deviner. Voyez-vous, quand nous les avions "reçus", ils ne se sont pas privés de domestiquer notre régime précaire, de parader militairement dans nos rues et d’assujettir nos hommes politiques, du moins ceux qui voulaient bien se prêter au jeu.

Mais depuis leur retrait, penauds et tenus à distance, l’envie ronge les responsables palestiniens et syriens de revenir sur les lieux où ils se pavanaient. Et il ne se passe pas un jour sans qu’ils rêvent de Beyrouth, la cité où ils avaient pris leurs quartiers et où leurs ambitions se sont fracassées.

Pourquoi le cacher, notre capitale suscitait la convoitise, de même que notre réussite suscitait le ressentiment de nos voisins immédiats.

Anjar, symbole de l’occupation syrienne, et Beyrouth, objet de toutes les convoitises

La rancœur et le pathos

Les Libanais ont eu, en dépit de leurs conflits internes, un destin autrement plus favorable que celui des Palestiniens, à qui on a odieusement arraché leur patrie. Et puis, ces mêmes Libanais ont respiré un air de liberté auquel les Syriens n’ont jamais pu goûter à domicile. De quoi alimenter les amertumes !

Lors de la " guerre des deux ans ", un responsable du Fatah déclarait que le chemin de reconquête de la Palestine passait par Jounié, alors qu’un professeur émérite nous rassurait que sa Syrie ne cherchait nullement à établir un anschluss avec le Liban, mais plutôt à rétablir des relations cordiales qui s’imposaient entre frère et sœur.

Dans le même ordre d’idées, mais à la veille de 1975, quand l’esprit du temps soufflait en faveur des "résistances" palestiniennes ou autres, l’OLP se permettait toutes atteintes à notre souveraineté nationale et se livrait à maints excès et débordements sur nos places publiques. Et comme on le faisait respectueusement remarquer à certains responsables du Fatah, ils nous rétorquaient du haut de leur suffisance fraternelle : " Hafizu “ala Lubnan ". " Sauvegardez le Liban ", " préservez-le " qu’ils nous disaient après force accolades. C’était comme si nous étions pris en flagrant délit de transgression des règles et qu’ils avaient pour mission de rétablir un ordre bienveillant dans notre chaos.

Je rapprocherai cette "suggestion palestinienne" des propos du général Ghazi Kanaan quand le régime syrien avait définitivement délogé Aoun du palais de Baabda en 1990 et que ses moukhabarat allaient mettre notre pays en coupe réglée. Il disait à qui voulait l’entendre : " Vous, Libanais, occupez-vous de faire du business ; la politique, vous nous la laissez, car vous n’y entendez que dalle ".

En bref, ni Abou-Ammar ni Assad père ou fils ne nous cherchaient noise : ils n’allaient pas tuer la poule aux œufs d’or que représentait le Liban. Loin de là, ils voulaient conserver ce dernier en l’état tant qu’il assurait leurs intérêts. Leur voracité n’allait plus avoir de bornes, la cupidité multipliant les appétits.

Les horizons bouchés

À un certain moment, le Liban était coupable d’avoir réussi, et ça ne se pardonne pas ! Dans la région MENA, il était dans le peloton de tête aux niveaux éducatif, hospitalier, bancaire et touristique. Il ne s’était pas encombré de plans quinquennaux comme l’Égypte nassérienne dont le dirigisme économique entravait la volonté individuelle d’entreprendre.

Eh oui, la place de Beyrouth était attractive. Fallait-il le déplorer ?

Lors de notre interminable guerre civile, quand les combats faisaient rage ici puis là, des amis damascènes, qui m’avaient recueilli, me demandaient s’il y avait un moyen d’obtenir un passeport libanais. Comme je m’exclamais : "Mais qui en voudrait ? Pas vous qui avez la paix civile, la sécurité et la prospérité". La réponse qu’on me fit coupa court à la conversation : " Oui, tout cela nous l’avons, et nous avons également les horizons bouchés ! Et pour preuve, nous nous précipitons à vos guichets d’état civil alors que pas un de vos concitoyens ne fait la queue devant les nôtres. Qui d’entre vous voudrait acquérir la nationalité syrienne ? Et pourtant, en toute logique, tout Libanais devrait le faire, votre pays était à feu et à sang et le nôtre largement sécurisé ".

 Le secret de notre réussite

Les Libanais s’étaient accommodés d’un régime où l’État n’était pas plus fort que la société. Cet État était faible, inaccompli ; il ne pouvait se défendre ni s’imposer aux groupes confessionnels où prévalait la solidarité primaire. Par ailleurs, notre société auto-immune et fragmentée n’était pas en mesure d’engendrer des Abdel Hamid al-Sarraj ou des Saddam Hussein. Ne pouvant porter au pouvoir des autocrates made in Lebanon, il fallait bien en importer quand le besoin se faisait sentir. Alors comme par hasard, notre pays exsangue commanda ses roitelets en Syrie. Ces proconsuls avides et insatiables allaient tenir salon à Anjar, mais n’auraient pu s’y maintenir, n’eussent été les troupes d’occupation qu’ils commandaient.

Les généraux Ghazi Kanaan et Rustum Ghazaleh, trônant dans l’antique cité omeyyade, n’ont pas manqué une occasion d’humilier et de ravaler quémandeurs et postulants libanais qui se pressaient à leur porte. C’était leur revanche de déclassés et de croquants, leur némésis de parvenus. Comme Hauts- commissaires, ils firent leur temps. Aux dernières nouvelles, l’envie de rempiler leur est passée.

1- Titre emprunté à une chanson de Marie-Claude Saadeh, 1982.

2- David Goodhart, The Road to Somewhere, The New Tribes Shaping British Politics, 2017. Cet ouvrage de sociologie oppose les " gens de n’importe où " (anywhere) favorables à la mondialisation aux " gens de quelque part " (somewhere) attachés à leur mode de vie menacé par l’accélération de l’histoire.

Youssef Mouawad
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