C’est la littérature syriaque qui révèle le mieux l’interaction profonde entre Francs et Syriaques. Michel le Grand écrivait, à cet égard, que «les évêques des Syriaques et leurs prêtres jouissaient du repos et de la tranquillité au temps des États croisés. Les Francs ne nous causaient pas le moindre ennui, car ils considéraient tous les adorateurs de la Croix sur un pied d’égalité.»
En voyageant à travers la littérature médiévale, il est possible de découvrir et de comparer les chroniques des Francs et des Syriaques. La littérature des premiers dévoile l’impression faite par les chrétiens indigènes sur les latins, alors que les manuscrits des Syriaques (qu’ils soient jacobites ou maronites)* révèlent l’esprit de l’époque dans toute son authenticité. Leur approche donne chair à l’histoire et restitue une part de vérité à l’épisode des croisades trop souvent discréditées et calomniées.
Carte des États latins du Levant. (Wikimedia Commons)
La littérature franque
Nous constatons, à travers les textes anciens, que les croisés n’étaient pas les Francs seuls, et qu’il n’existait nullement de murs culturels ou de barrières politiques séparant les différentes communautés. À cet égard, les Arméniens et les maronites étaient les meilleurs alliés des Francs, écrivait en 1918 le consul de France, René Ristelhueber. Ces derniers ont gardé les souvenirs des maronites à travers les écrits de leur grand historien, l’archevêque Guillaume de Tyr, qui les décrivait comme «une manière de gens que l’on appeloit Suriens (Syriaques) qui abitent en la terre de Fénice (Phénicie), entor la terre de Libane (Liban), delez la cité de Gibelet (Byblos). (…) ils estoient genz moult hardies et preuz ès armes et meint granz secours avoient fet à nos Crestiens quand ils se combatoient à nos ennemis» (Livre XXII, ch. VIII).
Jacques de Vitry, reprenant Guillaume de Tyr, nous apprend que «des hommes dans la province de Phénicie, non loin de la ville de Byblos, armés d’arcs et de flèches et habiles dans les combats, appelés maronites… firent profession de la loi catholique, en présence du vénérable père Aimery, patriarche d’Antioche».
Les échanges officiels permettent également de connaître la nature des relations intercommunautaires. En 1177, le patriarche jacobite, Michel le Grand, recevait de la part du patriarche latin d’Antioche, Aimery de Limoges, une invitation pour le troisième concile du Latran convoqué par le pape Alexandre III. Puis, en 1213, c’est le patriarche maronite Jérémie II qui recevait une bulle du pape Innocent III l’invitant au IVᵉ concile du Latran qui se tiendra en 1215.
Contrairement à Michel le Grand et à Aimery de Limoge qui, en 1179, n’ont pas pu entreprendre le voyage, Jérémie II a été le premier patriarche maronite à être reçu au Vatican, confirmant l’attachement de son Église à celle de Rome.
Couronnement de Baudouin Iᵉʳ roi de Jérusalem. Enluminure du manuscrit «Historia» de Guillaume de Tyr produite en 1337. (Rue des Archives/Tallandier)
Les Grecs dans la littérature syriaque
C’est la littérature syriaque qui révèle le mieux l’interaction profonde entre Francs et Syriaques. Michel le Grand écrivait que «les évêques des Syriaques et leurs prêtres jouissaient du repos et de la tranquillité au temps des États croisés. Les Francs ne nous causaient pas le moindre ennui, car ils considéraient tous les adorateurs de la Croix sur un pied d’égalité. Ils ne les engageaient point dans des discussions théologiques comme le faisaient les évêques byzantins».
Ces propos d’un patriarche jacobite exprimaient les affinités des Syriaques en général, fussent-ils jacobites ou maronites. Ils expliquent par là le choix résolument romain plutôt que byzantin des Syriaques chalcédoniens que sont les maronites.
La littérature de Michel le Grand indique constamment que les rapports entre les Syriaques et les Grecs n’étaient pas aussi cléments qu’avec les Francs. Le patriarche jacobite les accusait constamment d’ingérences dans les affaires de la foi, là où les Frangoyé (Francs) respectaient l’autonomie de chaque confession en matière de loi et de dogme.
Et pourtant, les Syriaques allaient être horrifiés lorsque la quatrième croisade s’est attaquée à Byzance. Grégoire Bar Hebraeus a commenté avec effroi le sac de Constantinople qui s’est produit entre le 9 et le 12 avril de l’an 1204. Dans sa Chronographie, il a décrit les massacres des Grecs dans les détails les plus outrageants, les prêtres mis à mort, le peuple égorgé et le pillage des églises et des monastères dans un carnage sans fin.
Les relations des Francs avec les autres communautés chrétiennes semblent donc avoir été contrastées. Alors qu’ils s’alliaient aux Arméniens et aux maronites, ils ont, par endroits, confisqué des églises aux Grecs.
Aimery de Limoges patriarche latin d’Antioche. (H.Lavoix. 1877. Sceau reproduit dans «Les Croisades» de Claude Lebedel)
Les Francs dans la littérature syriaque
Pour Michel le Grand, comme pour Grégoire Bar Hebraeus, les croisades étaient néanmoins une nécessité pour protéger les pèlerins d’Occident constamment agressés par les Turcomans de Syrie-Palestine.
Nous assistons à une sorte d’identification générale des communautés franques, syriaques et arméniennes à une cause commune. Les victoires des uns se traduisaient en célébrations pour tous, et les malheurs des uns étaient douleur pour tous. C’est ainsi qu’à la mort du roi Amaury 1ᵉʳ de Jérusalem, le 11 juillet 1174, Michel le Grand écrivait qu’il «a terminé sa vie au début du mois de tomouz (juillet) de l’an 1486 (des Grecs), en ajoutant que sa mort a été une cause de très lamentables afflictions pour les chrétiens».
Les incidents
Les incidents survenus entre chrétiens étaient perçus comme des erreurs de dirigeants vaniteux, non comme des frictions entre communautés. En 1149, Josselin II de Courtenay comte d’Édesse, s’alliait au sultan seldjoukide Massoud et à son fils Kilidj Arslan, alors que ces derniers attaquaient la ville chrétienne de Maraache, y commettant des massacres. Cependant, leurs victimes étaient indistinctement franques et arméniennes.
Déjà en 1148, le 18 juin, Josselin II faisait piller le monastère jacobite de Mar Bar Sauma. Michel le Grand insiste alors pour présenter ce souverain comme un homme égaré dans la cupidité et le péché, qui ne reflète en rien, selon lui, les valeurs des Francs. Il précise d’ailleurs que les «frères» (templiers) qui l’accompagnaient lui ont dit: «Nous sommes venus avec toi pour faire la guerre aux Turcs et secourir les chrétiens, et non pas pour piller les églises et les monastères, puis ils l’ont abandonné», écrit le patriarche.
Dans le domaine des croyances et de la mentalité religieuse de l’époque, les malheurs avaient leurs causes qui s’expliquaient et se justifiaient. Les victoires et les défaites procédaient de la volonté divine et étaient les conséquences du comportement des hommes. Là aussi, les Syriaques partageaient pleinement le sort et le destin de leurs coreligionnaires francs. Les péchés des uns étaient ainsi expiés par tous. Sur les guerres de Saladin en 1187, Michel le Grand écrivait que «le samedi 4 de tomouz (juillet), les Francs ont été abandonnés (du Seigneur) à cause de nos péchés».
Scène médiévale d’assaut contre des remparts.
Échanges et interactions
En dehors des capitales comme Édesse, Antioche, Tripoli, Tyr et Jérusalem, les Francs ont administré le territoire en seigneuries telles que celles de Gibelet (Byblos), Saguette (Sidon), Guézin (Jezzine) et Buissera (Bcharré).
Les Hospitaliers ont établi leur place forte dans le Chouf, à Deir el Amar. Les Templiers se sont alliés au seigneur Guy II de Gibelet. Ici et là, Génois et Vénitiens se livraient à une concurrence sans merci. Les premiers tentaient de s’imposer à Gibelet, tandis que les seconds obtenaient les faveurs du comte de Tripoli.
Les chroniqueurs syriaques mentionnent une multitude d’événements qui brossent une image assez réaliste de la société pluraliste de l’époque. Ils reviennent souvent sur les accueils chaleureux que se réservaient les communautés chrétiennes entre elles. Michel le Grand raconte, à cet égard, comment lui-même avait été reçu avec honneur à Jérusalem par le patriarche latin Amaury de Nesles, à la veille de la Pâques de l’an 1168. L’accueil des Francs fut tel qu’il décida de demeurer à Antioche pour une année entière. Et, en 1179, il se rendit encore à Saint-Jean-D’acre, en visite au roi de Jérusalem Baudouin IV.
*Les jacobites sont les actuels Syriaques orthodoxes. Les nestoriens sont devenus les actuels assyriens et chaldéens.
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