Depuis décembre 2021, pendant la phase de montée en puissance des forces en Russie et en Ukraine, la plupart des Libanais ne croyaient guère que l’Europe reviendrait à sa pratique cyclique de la guerre. Ils pensaient et croyaient que 75 ans de stabilité, interrompus par la chute en 1990 de la "menace", qui a conduit à l’espoir d’un monde meilleur, auraient dû être plus que suffisants pour aboutir à des peuples pacifiques, consolider l’architecture sécuritaire et la bonne gouvernance – je ne dis pas la démocratie, parce que le mot est devenu polysémique – accompagnés par l’éducation, constituer des populations qui abhorrent la guerre sous tous ses aspects et mènent à cet " âge de la raison " tant désiré… La croyance locale générale, en dépit de certaines bravades orthodoxes revanchardes, était que jamais Vladimir Poutine n’entreprendrait une telle aventure.

Cependant, il l’a fait. Et tout le monde s’est précipité au matin de ce 24 février, creusant dans des livres et naviguant sur Internet pour comprendre les raisons qui ont conduit à cette guerre, sa dynamique, aussi objectivement que possible, et surtout pour essayer de prévoir son impact sur le Liban, ajoutant plus d’anxiété à un peuple vivant au jour le jour, en plus de la peur sur son avenir proche. Les points suivants ont émergé.

Encore plus oubliés

On constate que le premier impact de la guerre russo-ukrainienne est la relégation des problèmes du Moyen-Orient et par conséquent du problème Libanais au énième plan de l’attention mondiale. En effet, toutes les chaînes de télévision qui ne parlaient que des guerres au Levant, au Yémen, d’Israël et de l’Iran, ne les mentionnent plus qu’accessoirement, remplacés par les affrontements entre les forces russes et ukrainiennes. Les problèmes du Moyen-Orient turbulent, semblent pour le moment gelés et mis en attente devant l’urgence européenne et mondiale, ce qui met au désespoir les populations libanaises, syriennes, irakiennes, yéménites, ainsi que leurs composantes en quête de solutions incomplètes sans l’appui, l’intervention et le concours accordé par des superpuissances qui s’affrontent aujourd’hui. Si ces superpuissances n’arrivaient pas à s’entendre en temps de paix, comment arriveraient-elles à le faire alors qu’elles sont en guerre?

" Inferius ", ou l’écroulement des effondrés.

Autre impact à craindre est l’effondrement des économies locales, déjà malmenées, qui ne s’appuyaient pour leur subsistance que sur l’espoir d’une assistance mondiale. En effet, les pays concernés revoient désormais leurs priorités en fonction de la guerre qui vient de surgir à leur porte. Les flots hypothétiques d’Européens réfugiés auront la priorité sur leurs cousins Syriens, Irakiens, Africains ou autres. La solidarité européenne l’emportera sans doute et les besoins d’un réfugié ukrainien sont de loin différents et plus coûteux que ceux d’un frugal réfugié syrien, par exemple. Le trop plein de leurs finances est déjà détourné vers ces nouveaux besoins, sans mentionner la nécessité brûlante de pourvoir à leur défense, si longtemps négligée et délaissée, tant le parrain Américain y palliait. Les ressources financières qui auraient pu être allouées aux économies moyen-orientales en défaut en souffriront bientôt.

Une guerre au-dessus de leurs guerres ?

L’impact des Première et Deuxième Guerres mondiales avait été terrible sur le Levant: une famine d’un autre âge dans le premier cas, et une bataille sur le territoire libanais suivie d’une lutte pour l’indépendance dans le second. Et comme résultat, la création d’identités conflictuelles qui se cherchent toujours, notamment après la création de l’État d’Israël, ainsi que les nombreuses guerres qui ont suivi et dont certaines sont toujours en cours.

Plus important encore, cette nouvelle guerre vient de rompre les contrats de sécurité qui régissaient la sécurité européenne et mondiale depuis plus de sept décennies. Le garde-fou contre la guerre s’est effondré et, s’il n’est pas rapidement reconstruit, conduira à un autre cycle de guerres qui pourraient se transformer en une Troisième Guerre mondiale, laquelle débordera sur des territoires déjà si meurtris. La frontière Israélo-syrienne par exemple, pourrait devenir une frontière américano-russe, ainsi que les diverses lisières et lignes de fracture qui se transformeraient en autant de lignes de front.

En passant en revue le territoire voisin, on constate que l’une des parties belligérantes en Ukraine, la Russie, a été le véritable vainqueur de la révolution syrienne. Certainement pas l’armée du régime de Damas ni le corps des Gardiens de le révolution iranienne ou son appendice, le Hezbollah. Nous avons tous assisté à la ruée de Bachar el-Assad vers Vladimir Poutine et à sa livraison de la Syrie sur un plateau d’argent contre son maintien à une pseudo présidence. La Syrie est devenue une petite Russie. En outre, le retrait moral de l’ancien président américain Barack Obama après sa menace de frapper le régime syrien s’il utilisait des armes chimiques a fourni aux Russes une indication claire des limites de l’implication occidentale dans ce conflit, et paradoxalement a peut-être encouragé Vladimir Poutine à mener son aventure ukrainienne dans sa volonté de récupération de l’empire russe sur le cadavre de l’Union soviétique.

Si Poutine gagne cette guerre en Ukraine, et " corrige " – comme l’a déclaré Assad dans son discours de soutien au président russe – une erreur historique (ce qui signifie revenir sur la création de l’Ukraine en tant qu’État indépendant), il accroîtrait inévitablement l’appétit du régime syrien pour un retour au Liban – que le Baas syrien a toujours vulgairement considéré comme une autre " erreur historique " – à travers ses auxiliaires toujours présents sur le terrain, et lui permettrait de récupérer les deux béquilles stratégiques sur lesquelles il s’est toujours appuyé pour justifier son oppression tant des Libanais que des Syriens : sa mainmise sur le Liban et son hostilité envers Israël.
Cela, sans tenir compte du renforcement de l’axe sournois iranien et de la menace directe qu’il fait peser sur l’existence d’Israël, de l’accroissement de son contrôle subversif sur les mouvements navals de l’énergie et des ressources, par l’intermédiaire de ses supplétifs houthis dans la guerre du Yémen, et du développement de  sa menace sur les pays de la péninsule arabique.

Inversement, si Vladimir Poutine est vaincu en Ukraine, ou même si une impasse égalitaire est atteinte, le résultat immédiat sera la reprise de la révolution syrienne, qui cette fois débarrassée de l’intervention russe, conduira sûrement à la chute du régime Assad, même si les Iraniens et leur accessoires du Hezbollah interviennent, tant l’équilibre démographique reste encore en faveur des sunnites, malgré les millions de déplacés et de réfugiés intérieurs et extérieurs.

Une chute du président russe accélérerait la chute du régime du Baas, romprait l’axe du mal entre Téhéran, Bagdad, Damas et Beyrouth, isolerait l’Iran, ouvrirait largement la porte aux négociations de paix avec Israël pour le Liban et la Syrie, faciliterait l’extraction du pétrole et du gaz en mer dont l’Europe a tant besoin, mènerait à la mise en place d’un gouvernement démocratique adéquat en Syrie, permettrait à des millions de Syriens de rentrer chez eux, relâcherait la pression sur l’Europe, et remettrait toute une division de cette partie du monde dans une atmosphère de relations internationales normales. Elle mettrait enfin la Russie devant le "fait accompli" de la chute du régime de Damas et neutraliserait les bases aériennes et navales que les Russes ont récemment établies sur les dépouilles de l’État syrien.

Pour conclure, aujourd’hui, à Beyrouth, c’est l’anxiété qui prévaut.  Vissés sur leurs écrans, les Libanais en arrivent à oublier leurs problèmes, leurs hypothétiques élections aux résultats aléatoires, leurs dirigeants corrompus… et à ne suivre que cette guerre dont ils redoutent les conséquences et qui ne fait qu’aggraver leurs peines et éloigner des aboutissements qu’ils souhaitent urgemment et ardemment. Une défaite russe autant qu’une victoire ne présagerait rien de bon à court terme. Plus que jamais, les réclamations de certaines parties à proclamer la neutralité du Liban ne devraient être retardées. Et afin d’éviter les retombées économiques et sécuritaires de cette guerre au Liban, la nécessité d’accords internes sur cette neutralité n’en devient que plus urgente.