Le littoral libanais de nouveau menacé, mais tout n’est pas perdu
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Le 6 décembre 2024, le Premier ministre sortant, Najib Mikati, et les ministres sortant de l’Environnement, Nasser Yassine, et des Travaux publics, Ali Hamiyé, ont signé, discrètement, un décret autorisant le remblaiement de la mer et la construction d’installations sur le littoral de Qlayleh, au Liban-Sud, ainsi qu’à Ras Maska et Zouk Bhannine, au Liban-Nord.

Le texte du décret a été publié le 12 décembre au Journal officiel, suscitant une polémique qui s’est cependant vite tassée, l’attention des Libanais s’étant orientée vers la présidentielle puis la formation d’un nouveau gouvernement.

Les autorisations accordées profitent à des investisseurs privés. À Zouk Bhannine (Akkar), deux individus ont obtenu un permis pour exploiter 53.305 m² de côte. À Ras Maska (Koura), un permis a été octroyé pour l’exploitation de 17.000 m² supplémentaires, alors qu’une partie de la plage a déjà été privatisée par une station balnéaire. À Qlayleh (Tyr), un projet balnéaire s’étend sur 14.560 m² entre deux réserves naturelles, menaçant l’équilibre écologique de ce secteur.


La carte ci-dessous présente une estimation de la zone récemment privatisée dans la région de Zouk Bhanine, évaluée à environ 53 305 m².


La carte ci-dessous présente une estimation de la zone récemment privatisée dans la région de Ras Masqa, évaluée à environ 17 000 m².


La carte ci-dessous présente une estimation de la zone récemment privatisée dans la région de Qlayleh, évaluée à environ 14 560 m².

Des projets illégaux?

Les autorisations ont été accordées au mépris des règles et des lois en vigueur: aucune étude d’impact environnemental n’a été menée en amont par le ministère de l’Environnement et le décret est en violation des lois libanaises et internationales qui consacrent le principe de la continuité du littoral, ainsi que le droit des Libanais à accéder librement au domaine public maritime.

Selon Jad Tabet, ancien président de l’Ordre des ingénieurs et des architectes de Beyrouth, plus de 80% des 220 kilomètres de côte libanaise sont aujourd’hui privatisés.

Interrogée par Ici Beyrouth, Josiane Yazbeck, experte en environnement, souligne d’emblée une “violation des lois de protection de l’environnement et des conventions internationales visant à protéger le littoral et la mer Méditerranée”.

Cependant, comme les décrets ont été publiés au Journal officiel, ils sont devenus juridiquement contraignants, à moins que le nouveau gouvernement ne retire, par décret également, les autorisations accordées par son prédécesseur. Cela étant dans le but de protéger ce qui reste du littoral libanais et de garantir le droit du public d'accéder aux espaces maritimes.

Les lois libanaises prévoient la continuité de la bande littorale, brisée cependant durant la guerre par des constructions anarchiques qui persistent jusqu’à nos jours. Les empiètements sur le domaine public maritime se sont d’ailleurs poursuivis, après la guerre, dans l’indifférence des autorités.

Outre la violation des lois libanaises, les procédures judiciaires précédant la promulgation du décret contesté ont été négligées.

“Tout décret relatif à l’exploitation du domaine public maritime doit d'abord être validé par le Conseil supérieur de l'urbanisme. Or, il n'est pas sûr que cette procédure ait été appliquée, ce qui pourrait entraîner une annulation du décret, même s’il est entré en vigueur”, ajoute Mme Yazbeck.

À cela s’ajoute bien entendu l’absence d’une étude d’impact écologique (EIE), pourtant incontournable. Selon ses explications, dans le cas de Ras Maska, l’EIE a été réalisée sur des structures existantes, “ce qui va à l'encontre de l'objectif même de ces études”.

À Zouk Bhanine et à Qlayleh, les EIE obligatoires “ont été réduites à de simples formalités”.

Selon Josiane Yazbeck, la voie légale pour contester ce décret est semée d'embûches. “Selon la loi libanaise, les recours doivent être déposés dans un délai de deux mois après la publication au Journal officiel”, précise-t-elle. "Au-delà de cette période, seuls ceux qui peuvent prouver un préjudice direct – ou ceux qui ont une légitimité juridique particulière, tels que les propriétaires voisins ou les personnes dont les moyens de subsistance sont directement affectés – peuvent engager une action” contre l’exécution du décret, ajoute-t-elle.

“Les organisations écologiques ont tenté de contester les décrets, mais en l'absence de lois explicites accordant une légitimité juridique aux ONG pour présenter des recours, leur succès dépend souvent de la capacité à trouver un juge sensible aux enjeux environnementaux et capable de trancher”, a affirmé Yazbeck.

Ce qui ne devrait pas être difficile en raison du principe de la primauté des lois. Un argument sur lequel le gouvernement de Nawaf Salam peut se fonder pour annuler le décret de son prédécesseur.

En attendant, ce sont 85.000 m² supplémentaire du littoral qui risquent d’être engloutis par du béton, mettant en péril ses écosystèmes, déjà fragiles, ainsi que la durabilité des côtes libanaises.

Le remblaiement de la mer consiste à étendre la terre artificiellement en remplissant une zone maritime avec du sable, des gravats ou d’autres matériaux. Cette technique est utilisée pour créer de nouveaux terrains destinés à des projets immobiliers, industriels et touristiques.

Perturbation des équilibres côtiers et aggravation de la pollution

Interrogé par Ici Beyrouth, le professeur Nader Manal, directeur de l’institut environnemental à l’université de Balamand met en garde contre “les bouleversements causés par ces projets sur les dynamiques naturelles du littoral”. Le remblaiement modifie, en effet, les courants marins et le transport des sédiments, ce qui accélère l’érosion des plages et des rivages rocheux, rendant la côte encore plus vulnérable.

Parallèlement, la pollution s’aggrave avec l’accumulation des déchets plastiques et le rejet d’eaux usées non traitées. Ces polluants dégradent la qualité de l’eau, affectent la faune marine et perturbent les écosystèmes côtiers.

L’expert alerte aussi sur “l’impact désastreux de la privatisation du littoral à Zouk Bhanine, Ras Maska et Qlayleh”. Il explique que “le remblaiement du domaine maritime public entraine une destruction massive des habitats naturels, menaçant la biodiversité marine et terrestre”.

À Zouk Bhanine et Ras Maska, les oiseaux migrateurs et les poissons, qui y trouvent une halte essentielle, voient leurs routes et leurs habitats perturbés. À Qlayleh, situé à proximité de deux réserves naturelles, l’urbanisation incontrôlée représente un danger majeur pour la faune et la flore, en particulier pour les tortues marines, dont les sites de nidification sont directement menacés par la modification du littoral.

Conséquences économiques et sociales

“La privatisation du littoral entraîne également des répercussions économiques et sociales profondes”, explique M. Manal.

Le remblaiement des plages réduit les revenus des petites entreprises locales, limite l’accès des touristes aux plages et diminue les recettes publiques municipales, notamment celles provenant du stationnement et des kiosques saisonniers.

Cette situation contribue à l’augmentation du coût de la vie et de l’immobilier et bloque des opportunités économiques pour les générations futures. En outre, elle accentue les inégalités sociales, privant une grande partie de la population de l’accès au domaine maritime public, et creuse la fracture sociale entre ceux qui peuvent se permettre d’avoir accès à ces espaces et ceux qui en sont privés.

L’urgence d’une gestion intégrée des zones côtières

Face à ces menaces, une Gestion intégrée des zones côtières (GIZC) devient indispensable. Pour le professeur Manal, “il est urgent de mettre en place des règlementations strictes pour encadrer ces développements anarchiques et garantir la protection des écosystèmes fragiles”.

Il insiste sur la nécessité d’imposer des études d’impact rigoureuses avant tout projet, tout en assurant une participation active des communautés locales aux prises de décision. “Sans une action rapide et coordonnée, la privatisation du littoral continuera de détruire des environnements précieux et d’accentuer les inégalités sociales”, avertit l’expert. 

La privatisation et le remblaiement des plages au Liban entraînent des défis considérables pour l’environnement, l’économie locale et la cohésion sociale. Sans étude d’impact, ces projets risquent d’aggraver ces problématiques. Afin de préserver l’intégrité du littoral et d’assurer un avenir durable, il est essentiel de repenser ces initiatives et d’adopter une approche de gestion plus équilibrée et respectueuse des enjeux écologiques et sociaux.

 

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