
Une amphore renversée, une ancre rongée par le sel, une mosaïque que recouvre lentement le sable, parfois même des ports ou des villes entières situés à quelques mètres de fond à peine. Ici, au large de Sidon, de Tyr ou de Byblos, ce n’est pas la faune qui fascine les plongeurs, mais les fantômes d’un passé englouti. Chaque plongée est une enquête. Chaque remontée, une découverte ou une frustration. Ce que cache la Méditerranée libanaise pourrait réécrire des pans entiers de l’histoire ancienne mais aussi déclencher des tensions bien actuelles.
Carrefour de civilisations depuis des millénaires, le Liban possède un trésor sous-marin encore largement inexploré. Mais derrière la beauté des épaves antiques se cachent des enjeux géopolitiques brûlants, des risques environnementaux alarmants et une impunité juridique préoccupante. Car protéger les richesses des profondeurs, c’est naviguer entre droit de la mer, frontières contestées, ambitions pétrolières et pillages organisés.
De fait, une multitude de questions se posent. À qui appartiennent ces trésors? À combien sont-ils estimés? Le Liban a-t-il les moyens de les défendre? Et surtout, le temps presse-t-il avant qu’ils ne disparaissent à jamais? Ici Beyrouth tentera, à travers une série d’articles, de vous faire plonger dans les méandres abyssaux d’une zone à la fois riche en histoire et minée par les convoitises contemporaines.
Dans cette série, nous irons donc à la rencontre de celles et ceux qui tentent de préserver ce passé enfoui, malgré l’indifférence institutionnelle, les intérêts privés et les menaces qui rôdent sous la surface.
Comprendre la Méditerranée pour comprendre le passé immergé du Liban
Vestige d’un monde ancien, la Méditerranée est la dernière trace vivante de la mer de Téthys (du nom de la déesse grecque de la mer), qui recouvrait jadis une grande partie de la Terre. Aujourd’hui, elle conserve dans ses fonds marins des secrets géologiques et archéologiques majeurs, notamment au large du Liban, où reposent les vestiges de cités antiques englouties. Mais comment est-elle née? Interrogé par Ici Beyrouth, Marcos Hado, expert en biologie sous-marine, explique.
Il y a environ six millions d’années, un événement géologique majeur transforme radicalement le bassin méditerranéen. Le détroit de Gibraltar, unique lien entre l’océan Atlantique et la mer intérieure, se referme. Coupée de toute alimentation en eau, la Méditerranée s’évapore progressivement sous l’effet du soleil. Ce désert de sel, appelé la «crise de salinité messinienne», a duré plusieurs centaines de milliers d’années.
Puis, il y a environ 5,3 millions d’années, un séisme ou un effondrement tectonique a rouvert brutalement le passage de Gibraltar. L’océan Atlantique s’y est engouffré avec une violence inouïe, remplissant à nouveau le bassin en quelques mois, voire quelques années seulement. Ce déferlement titanesque a donné naissance à la Méditerranée telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Contrairement aux idées reçues, la vie actuelle dans la Méditerranée ne remonte donc «qu’à» 5,3 millions d’années. Mais les civilisations qui se sont installées sur ses rives en ont fait le berceau de l’histoire humaine: commerce, échanges culturels, navigation, guerres, empires… et parfois, des drames.
Au Liban, comme à Alexandrie ou ailleurs sur le pourtour méditerranéen, de nombreuses villes antiques ont été englouties. «Elles étaient bâties trop près du rivage, souvent sur des zones instables», raconte Marcos Hado. Les populations y vivaient sans savoir qu’un jour, la mer pourrait tout reprendre. Pourtant, sous la surface, les traces persistent discrètes, fragmentées, souvent méconnaissables. Et c’est là que commence l’histoire d’une archéologie à contre-courant.
Des vestiges non loin du rivage
Au large de Sidon et de Tyr, les archéologues ont identifié des ruines entières sous l’eau: routes, murs, colonnes, fragments de ports antiques. Certaines structures se trouvent pour la plupart en zone infralittorale, selon M. Hado, à des profondeurs allant de 5 et 18 mètres, à plusieurs centaines de mètres, parfois jusqu’à un kilomètre, du rivage actuel. Des zones trop peu profondes pour les grands navires équipés de sonars de cartographie sous-marine, mais trop complexes pour des interventions à l’œil nu sans préparation.
Deux grandes causes expliqueraient leur submersion: les séismes, fréquents dans cette région du globe, et une montée soudaine du niveau de la mer, peut-être provoquée par un glissement de terrain massif ou une rupture géologique entre la Sicile et Malte. C’est comme si la mer était montée d’un coup. Les villes, qui se trouvaient à l’origine en dehors de l’eau, ont été submergées presque instantanément.
«Les échosondeurs des bateaux détectent difficilement ces vestiges, car ils apparaissent comme de simples plateaux rocheux», explique le spécialiste, ce qui fait que l’archéologie sous-marine au Liban dépend encore largement des plongées en apnée ou en bouteille et des témoignages de pêcheurs, qui restent les meilleurs éclaireurs de l’histoire enfouie. C’est d’ailleurs grâce à eux qu’une grande partie des sites a été identifiée: amphores, statues, objets antiques remontés accidentellement dans les filets, tant d’indices révélateurs d’un Eldorado, à quelques brasses du rivage.
Ces indices matériels isolés ont progressivement conduit les chercheurs vers une réalité bien plus vaste: l’existence de structures urbaines submergées, témoins d’une occupation côtière ancienne et aujourd’hui disparue. Quelles sont-elles? Où se trouvent-elles? Qu’en est-il advenu?
À suivre...
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