L’incroyable affaire des pagers: l’ombre derrière l’explosion
©Ici Beyrouth

17 septembre 2024, 15h30. Comme beaucoup d’autres dates, celle-ci fait basculer le Liban, une fois de plus, dans l’inattendu. Dans un silence presque quotidien, des milliers de petits appareils, des bipeurs ou pagers et des talkies-walkies utilisés par les forces du Hezbollah, ont explosé presque simultanément.

Un vacarme assourdissant, des flammes surgissant de bureaux, de véhicules et de centres de commandement. Des dizaines de morts, des centaines de blessés et une nation entière figée dans la stupéfaction totale. Ce qui semblait au premier abord un accident s’est vite révélé être le fruit d’une opération d’une précision glaciale, planifiée depuis plus d’une décennie par les services de renseignement israéliens. Un an après, Ici Beyrouth revient sur les origines, la mise en œuvre et les conséquences de cette opération.

L’idée est née il y a plus de dix ans dans les bureaux feutrés des services de renseignement israéliens: frapper le Hezbollah non pas par des bombardements conventionnels, mais en utilisant ses propres outils de communication contre lui. Les bipeurs ou pagers et talkies-walkies, jusqu’alors considérés comme fiables et infaillibles, difficiles à intercepter, devaient devenir des armes silencieuses.

Pendant des années, des ingénieurs, des experts en explosifs et des spécialistes en logistique ont travaillé dans l’ombre, calibrant chaque détail, testant chaque dispositif pour transformer ces objets du quotidien en instruments de destruction.

L’opération, surnommée «Grim Beeper» en interne, a été orchestrée avec une précision obsessionnelle. Chaque détail a été pensé pour éviter toute suspicion: les pagers de marque AR-924 ont été fabriqués à Taïwan, par la société Gold Apollo, puis expédiés par des filières commerciales classiques vers des pays tiers, dont la Hongrie, rendant leur traçabilité quasi impossible. Des sociétés écrans, disséminées entre l’Europe et l’Asie, ont assuré la couverture légale et logistique. À chaque étape, des ingénieurs spécialisés ont inséré des charges explosives miniaturisées, et plus particulièrement du tétranitrate de pentaérythritol ou PETN (considéré comme l'un des plus puissants explosifs connus), calibrées pour détoner simultanément à l’heure exacte prévue. Les talkies-walkies ont subi le même traitement, créant une double chaîne d’attaque capable de paralyser la communication sur plusieurs fronts. Le moindre faux pas aurait compromis des années de travail.

Une fois arrivés au Liban, ces appareils ont été intégrés au quotidien des unités du Hezbollah. Aucun signal d’alarme n’a été déclenché. Les appareils semblaient ordinaires, fonctionnaient parfaitement, et ont été utilisés pendant des mois sans que personne ne soupçonne la menace invisible qui dormait à l’intérieur. Chaque pager, chaque talkie-walkie, était en réalité un cheval de Troie, prêt à frapper à l’instant choisi.

La logistique de l’opération est fascinante dans sa complexité. Les appareils ont été stockés dans plusieurs dépôts secrets, transportés par des chaînes de livraison civiles et militaires, surveillés par des équipes de commandement en temps réel depuis Tel-Aviv. Chaque explosion était programmée avec une précision de secondes. Le plan était de frapper simultanément plusieurs centres de commandement, dépôts logistiques et lignes de communication du Hezbollah, afin de créer une paralysie totale, mais sans que l’attaque ne puisse être imputée immédiatement à Israël.

Le jour de l’explosion, l’exécution a été d’une précision chirurgicale et les résultats ont dépassé toutes les attentes des planificateurs. À 15h30, une onde de choc a traversé le pays: des bâtiments ont été soufflés, des véhicules calcinés, des centaines de blessés et plusieurs morts. La confusion était totale. Les unités locales, incapables de communiquer, ont été prises de court. Le plan israélien, patiemment concocté depuis une décennie, s’était matérialisé en l’espace de quelques secondes.

Derrière cette attaque, il y avait aussi une dimension psychologique et stratégique. Paralyser les communications d’un acteur militaire non étatique ne signifie pas seulement infliger des pertes matérielles: c’est semer le doute, la peur et la méfiance parmi les cadres et les combattants. Le Hezbollah, habitué à la solidité de ses structures, a été contraint de revoir l’ensemble de sa logistique, de ses systèmes de communication, de sa stratégie opérationnelle, mais aussi de son «personnel».

Cette opération a également ouvert un précédent: elle démontre que la technologie peut devenir une arme invisible et que les objets du quotidien, ici des pagers, peuvent être transformés en instruments de guerre. Elle illustre la sophistication des services israéliens et l’efficacité d’une planification long terme, où patience, précision et maîtrise technologique convergent pour créer un impact maximal.

L’attaque a été qualifiée de «déclaration de guerre» par l’ancien secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, mort 10 jours plus tard, soit le 27 septembre 2024, dans une frappe israélienne contre la banlieue sud de Beyrouth.

Pour revenir à l’explosion des pagers, Israël avait initialement nié toute implication, mais en novembre 2024, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, a confirmé la responsabilité de son pays dans l’opération. Cette attaque a provoqué une onde de choc dans la région et a exacerbé les tensions entre Israël et le Hezbollah.

L’attaque a mis en lumière les vulnérabilités du Hezbollah et a été perçue comme un coup stratégique majeur. Cependant, elle a également soulevé des questions éthiques et juridiques concernant l’utilisation de telles méthodes dans les conflits modernes. Des experts en droit international ont débattu de la légalité de l’opération, certains la qualifiant de «terrorisme d’État», tandis que d’autres la considéraient comme une action légitime en temps de guerre.

L’affaire des pagers reste aujourd’hui un cas d’école de guerre asymétrique moderne. Plus qu’un simple sabotage, c’est une leçon de stratégie, de planification et de psychologie militaire. Les forces non étatiques demeurent vulnérables face à un État capable d’allier patience, ingénierie et coordination à une échelle internationale.

 

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