
Une mission du Trésor américain vient d’ouvrir une série d’entretiens à Beyrouth avec la Banque du Liban, plusieurs banques commerciales et des responsables gouvernementaux. L’objectif est clair: vérifier, sur le terrain, comment se fait l’application des sanctions destinées à freiner le financement du Hezbollah. Cette visite prend un relief particulier après les déclarations de l’émissaire américain au Moyen-Orient, Tom Barrack, qui a affirmé sur la chaîne Sky News, le 22 septembre dernier, que le Hezbollah recevrait encore près de 60 millions de dollars chaque mois depuis l’Iran.
Pour Washington, cette estimation impose de nouvelles questions: par quels canaux ces sommes franchissent-elles les ports, l’aéroport de Beyrouth ou la frontière syrienne? Et surtout, comment tarir un flux qui défie depuis des années les mesures de contrôle?
Or, ces interrogations dépassent largement le seul cas libanais. Elles ramènent au cœur du débat une équation plus vaste: le prix réel du soutien de Téhéran à l’ensemble de ses «proxies» régionaux, composés, au total, de 200.000 combattants selon les estimations de certains experts. Du Liban à l’Irak, de la Syrie au Yémen, l’Iran alimente un réseau militaire et politique qui coûte, chaque année, plusieurs milliards de dollars.
C’est ce mécanisme (budgets, filières de financement, coûts cachés) qu’Ici Beyrouth s’emploie, dans la mesure du possible, à décortiquer.
Panorama chiffré: des milliards, mais combien exactement?
Avant de procéder à un examen minutieux du budget consacré à la défense iranienne, rappelons que l’Iran posséderait aujourd’hui l’une des armées les plus importantes de la région en effectifs. Selon des chiffres avancés par le Military Balance dans un rapport datant de février 2025, les forces iraniennes compteraient environ 610.000 militaires actifs, répartis entre 350.000 soldats de l’Artesh (l’armée régulière), 190.000 membres des Gardiens de la révolution, en plus des quelque 200.000 combattants qui font partie de ses proxies. Un total qui dépasse largement celui de l’Égypte (438.500 militaires) et de l’Arabie saoudite (257.000).
Entre salaires, armement, logistique et réseaux clandestins, le prix est donc assez élevé, quoique difficile à établir avec précision. Les éléments accessibles permettent néanmoins d’établir une photographie crédible: des milliards de dollars dépensés sur la dernière décennie, alimentés par un mélange de recettes publiques, de revenus contrôlés par le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) et de mécanismes d’évasion hors du système financier international. Ainsi, et pour bien saisir l’envergure du projet iranien, Ici Beyrouth vous propose un aperçu de l’évolution du budget militaire de l’Iran lui-même.
Selon le département d’État américain, l’Iran aurait dépensé environ 16 milliards de dollars au profit de l’axe de la Résistance entre 2012 et 2018.
Depuis la conclusion, en 2015, de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien et jusqu’au retrait des États-Unis de cet accord en 2018, le budget militaire iranien aurait progressé d’environ 40%. Une hausse qui n’a pas duré, étant donné le durcissement ultérieur des sanctions qui a inversé la tendance. Les dépenses officielles de défense seraient ainsi passées de 27,3 milliards de dollars en 2018 à 20,7 milliards en 2019, illustrant l’effet direct de ces pressions sur la capacité de Téhéran à soutenir ses alliés régionaux.
Le 7 octobre 2023, l’offensive du Hamas contre Israël entraîne la région dans une guerre qui se poursuit. Tous les proxies de l’Iran sont mobilisés.
Alors qu’en 2024, le budget officiel de la défense iranienne était estimé à environ 8,04 milliards de dollars, un an plus tard, soit en 2025, l’Iran a cherché à se «ressaisir». Le pays prévoit alors d’augmenter ses dépenses de défense de 200%. Autrement dit, un triplement du budget militaire sur un an.
En d’autres termes, ce plan aurait permis le passage d’une somme d’environ 8 milliards à quelque 24 milliards de dollars (ou davantage selon les composantes non révélées) pour ses dépenses militaires.
À lui seul, le Hezbollah continuerait de recevoir de l’Iran, annuellement, autour de 700 millions de dollars, des chiffres qui confirment les propos de M. Barrack, selon lesquels la formation chiite libanaise perçoit près de 60 millions de dollars par mois.
À Gaza, le Hamas bénéficierait, lui, de 80 millions de dollars par an, contre 70 millions destinés au Jihad islamique. Pour la seule année de 2015, la Syrie aurait reçu une contribution de 6 milliards de dollars, à l’époque où l’ancien président (aujourd’hui déchu), Bachar el-Assad, était encore au pouvoir.
Ces chiffres recouvrent des réalités très diverses: transferts d’armes, formation, salaires et pensions pour combattants étrangers, prise en charge des familles des «martyrs», approvisionnement en munitions, réparation de matériel, construction d’infrastructures logistiques et soutien social (services, écoles, paiements réguliers). Procédons à une décomposition des coûts.
Recrutement et formation
Le coût de la formation varie fortement selon les profils: un entraînement élémentaire local peut être relativement bon marché, tandis que la formation spécialisée (tirs de roquettes, drones, ingénierie des engins explosifs, guerre urbaine) implique des instructeurs, installations et équipements onéreux. Les estimations plaident pour plusieurs centaines de millions de dollars cumulés sur plusieurs années pour les programmes de formation intensifs régionaux. «On devrait compter entre 50 et 400 millions de dollars pour la formation de combattants et les entraînements», souligne un expert, interrogé par Ici Beyrouth.
Soutien logistique et établissements locaux
Transport d’armes et de pièces, maintenance, centres de commandement, couloirs d’approvisionnement maritimes et terrestres: la logistique est l’un des postes les plus coûteux et les plus durables. Les réseaux de transit terrestre et maritime, y compris l’emploi de flottes de tankers «fantômes» (flottes clandestines de navires) et d’intermédiaires maritimes, sont documentés comme essentiels pour contourner les sanctions et ont un coût direct et récurrent estimé à entre 200 millions et 1,2 milliard de dollars.
Armement et munitions
Le transfert ou la fabrication locale d’armements (missiles, roquettes, drones, explosifs) représente des sommes substantielles. Les coûts unitaires des munitions et des systèmes (même «low-tech») s’additionnent rapidement lors d’un effort d’armement soutenu.
Des rapports récents sur les dépenses liées aux opérations de 2025 montrent des charges budgétaires très importantes lorsque l’escalade nécessite des frappes, des échanges de roquettes ou des reconstitutions d’arsenaux.
Pour n’en citer qu’un exemple, l’Iran aurait dépensé à peu près 49 millions de dollars pour lancer une attaque (drones + missiles) contre le territoire israélien, dans le cadre de la récente guerre, déclenchée au lendemain de l’offensive du 7 octobre 2023. Ce chiffre se justifie par le calcul des coûts unitaires: 170 drones (environ 35.000 dollars chacun), 30 missiles de croisière (environ 1 million de dollars l’unité), 120 missiles balistiques (environ 110.000 dollars l’unité), totalisant environ 49,15 millions de dollars.
En cas d’échanges multiples et d’arsenaux reconstitués, on peut aisément arriver à des centaines de millions annuels, soit 300 millions à 1,5 milliard de dollars selon certaines sources.
Salaires, allocations et aides sociales
Pour assurer fidélité et stabilité, l’Iran finance salaires, rentes et aides directes aux combattants et à leurs familles dans plusieurs zones d’influence. Ces transferts peuvent être réguliers (versements mensuels) et constituent un coût récurrent qui s’ajoute aux dépenses ponctuelles d’armement. Quelque 100 à 600 millions de dollars sont suggérés pour de telles dépenses. Il faut également compter entre 50 et 500 millions de dollars en termes de projets de reconstruction locale, aides aux populations, ONG-écrans.
Services périphériques
Le soutien comprend aussi des programmes de reconstruction ou d’investissements économiques localisés, destinés à consolider l’ancrage politique des groupes soutenus. Là encore, les engagements peuvent atteindre des centaines de millions selon l’ampleur des projets.
En ce qui concerne les paiements aux intermédiaires, sociétés-écrans, mais aussi ceux destinés aux transferts clandestins et à la logistique parallèle, les estimations s’élèvent à 50, voire 400 millions de dollars.
Aussi, le total plausible pour de telles dépenses atteindrait environ 750 millions à 4,6 milliards de dollars par an, voire davantage dans les phases de conflit intensif.
Or, certains experts mettent en doute la capacité de l’Iran à soutenir de tels montants sur le long terme, du fait des sanctions, des contraintes budgétaires internes et des limites structurelles de son économie.
D’où proviennent les fonds?
L’origine des flux financiers iraniens destinés aux opérations extérieures est multiple et souvent difficile à tracer.
Une part significative provient du budget de l’État et des enveloppes militaires, avec des crédits alloués aux forces armées, en particulier au Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) et à ses branches comme la Force Al-Qods, qui bénéficient de lignes budgétaires directes ou de transferts en nature, les récentes hausses du budget militaire offrant une marge de manœuvre accrue. Parallèlement, malgré les sanctions internationales, l’Iran maintient des revenus pétroliers via des mécanismes d’exportation clandestine, notamment l’utilisation de «flottes fantômes», alimentant en partie le financement des opérations extérieures. Le CGRI contrôle également un vaste réseau d’entreprises et d’activités économiques (construction, import-export, transport maritime, banques parallèles), dont les bénéfices soutiennent directement ses budgets militaires et opérationnels, créant un système quasi autonome. Plusieurs enquêtes et annonces de sanctions ont aussi révélé l’existence de réseaux sophistiqués de blanchiment, de sociétés-écrans et d’intermédiaires implantés en Asie et au Moyen-Orient, permettant le transfert discret de fonds vers des bénéficiaires régionaux. Enfin, des soutiens privés ou des collectes menées par des mouvements sympathisants viennent ponctuellement compléter ces flux, ajoutant une couche supplémentaire d’opacité au financement extérieur iranien.
Tant de sources de revenus que Téhéran s’emploie, dans un second temps, à acheminer. Comment?
Mécanique de distribution: qui décide et comment l’argent circule
Les décisions opérationnelles passent largement par la Force Al-Qods du CGRI, qui est l’organe chargé de la projection extérieure. Le flux financier est ensuite «fragmenté» par étapes: transfert central vers des hubs logistiques (Irak/Syrie/Liban), puis redistribution locale via des intermédiaires régionaux, des «collecteurs» et des structures associatives ou «charitables» parfois instrumentalisées. Les États-clients ou les milices elles-mêmes reçoivent fonds et équipements en nature (missiles, pièces détachées, instructeurs) plutôt qu’un simple chèque. Les audits publics indépendants sont quasi inexistants et la transparence est limitée, ce qui complique l’évaluation exacte de la répartition et du montant affecté à chaque entité.
Il faut dire que soutenir un réseau de proxies n’est pas seulement une dépense militaire: c’est un investissement stratégique à long terme en faveur duquel s’engage la République islamique. Chaque dollar dépensé est calculé pour maximiser l’influence de Téhéran au Liban, en Syrie, en Irak ou au Yémen, tout en consolidant sa capacité de projection régionale.
Cependant, cette stratégie, coûteuse et durablement dépendante de flux financiers fragiles et de contournements des sanctions, met en lumière les limites structurelles de l’économie iranienne et soulève la question de sa viabilité à long terme. Soutenir un réseau de proxies n’est donc pas seulement un enjeu militaire, mais un pari politique et économique qui risque de peser lourd sur les finances publiques iraniennes et sur sa stabilité interne. Pour l’instant, la tournée actuelle de la délégation du Trésor américain au Liban est à suivre…
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