Onfray aux Libanais: «Vous avez mon affection, mais voilà qui ne sert pas à grand-chose…»
Parce qu’il est fier de ses origines, Michel Onfray fonde l'université populaire pour démocratiser «une culture vécue comme un auxiliaire de la reconstruction de soi et non pas comme un énième signe de reconnaissance sociale». Parce qu'il écrit un livre en parlant et parle un langage clair dans ses livres, le philosophe français le plus lu dans le monde, interpelle des centaines de milliers d'auditeurs et de lecteurs. Toujours surprenant car toujours soucieux de la nuance qui fait toute la différence, Onfray, avec sa grande érudition, n'alourdit jamais ses phrases et sa plume brasse l'histoire, la philosophie, les idéologies et les différents domaines du savoir avec pour première et dernière préoccupation: la réalité et le vécu humains. Sa nouvelle revue, Front populaire, compte un million de visiteurs sur son site depuis sa création en juin 2021. On l’accuse d’être bagarreur. Mais s’il ne mâche pas les maux, c’est plutôt par souci d’intégrité. J’étais parmi la foule qui se bousculait pour l’écouter à l’Institut français de Beyrouth. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de l’interviewer.

Vous êtes hédoniste et vous avez trouvé moyen d’écrire 115 livres, de créer l’université populaire de Caen et celle du goût à Argentan pour démocratiser la culture et initier à la gastronomie, ce qui relève a priori de l’ascétisme. Comment peut-on réaliser cette œuvre prodigieuse, être voué à l’érudition et appliquer l’hédonisme?

Difficile de répondre à votre question autrement qu’en vous disant que je ne peux pas faire autrement qu’obéir à cette vitalité qui m’habite et me conduit sur des chantiers différents: écrire, conférencer, créer des universités populaires, une WebTV, une revue, Front populaire. Je crois qu’il existe des individualités à bas régime et d’autres qui tournent plein régime dont je suis. Probablement parce que j’ai au temps, donc à la mort, un rapport intime qu’il serait trop long d’expliquer ici – un père âgé aujourd’hui décédé, le placement dans un orphelinat entre dix et quatorze ans, le compagnonnage pendant treize ans avec ma compagne décédée d’un cancer, un infarctus quand j’ai vingt-huit ans, deux AVC, etc. Je suis dans la puissance et l’urgence d’exister.

Aujourd’hui, c’est Noël et la moitié de la population libanaise célèbre la bonne nouvelle. Pour vous, Dieu n’a jamais existé. Ce rejet d’un au-delà quelconque, d’une possible résurrection est-il dû à votre enfance traumatisée dans un couvent catholique? Ou plutôt aux interdits de la religion qui prescrit l’abnégation, le sacrifice et l’oubli de soi, quand vous préférez prescrire l’épanouissement sexuel, les plaisirs de la vie et la réalisation de soi?

Quand j’étais enfant, j’ai cru en Dieu, Jésus, Marie, Joseph, les Rois Mages, et tout ce qui relève de l’histoire sainte autant qu’au Père Noël… Je n’ai pas perdu la foi, comme je le vois souvent écrit selon une hypothèse paresseuse et fautive, parce que j’aurais été placé dans un orphelinat à dix ans et que le contact des prêtres salésiens, dont certains étaient pédophiles, m’aurait rendu athée! À l’âge où la pensée magique laisse place à la pensée rationnelle, ces fariboles païennes – le Père Noël –, et chrétiennes – Jésus naissant d’une mère vierge en étant le fils de Dieu, mort et ressuscité le troisième jour, assis depuis à la droite du père – sont tombées toutes seules comme un fruit mûr. Pas de traumatisme infantile, juste une pensée qui se développe et abandonne le temps venu les histoires faites pour les enfants.

Dans votre Théorie du corps amoureux, vous défendez une certaine polygamie qui s’oppose à la stabilité du couple chrétien, illustré par la métaphore de l’éléphant monogame et le pourceau hédoniste. Et vous joignez le geste à la parole dans votre franche déclaration concernant votre vie privée. Comment concevez-vous l’amour et comment vivre authentiquement notre rapport à l’être aimé?

Je crois que le schéma d’un prêt-à-porter civilisationnel qui invite à l’hétérosexualité monogame avec fidélité, cohabitation et procréation mérite d’être franchement examiné. Il peut correspondre à certains. Pour ma part, je préfère du sur-mesure en fonction de mes désirs, de mes goûts, de mes envies, de mes rencontres. Un seul schéma pour tout le monde, ça marche pour une poignée de gens, mais pas pour tous. Pour ceux qui n’entrent pas dans ce béton précontraint par Saint Paul, il faut inventer sa vie. Je n’écris pas ce que je ne vis pas. Théorie du corps amoureux est en ce sens une autobiographie intellectuelle de mon érotique que je dis solaire. L’amour est donc contractuel et construction. Il n’est pas coup de foudre ou passion sexuelle. Il est volonté de vivre, de souffrir, de vieillir et de mourir avec une seule et même personne. Le reste est divertissement au sens pascalien du terme…


En mars 2021, vous avez évoqué un grand remplacement spirituel lié au déclin de la religion judéo-chrétienne et la montée d’une spiritualité de substitution, l’Islam. En revanche, vous aviez écrit dans le Traité d'athéologie que «l’Islam n’est pas fraternel et qu’il est incompatible avec les sociétés issues des Lumières». L’immigration massive des musulmans en Europe n’est-elle pas le signe de leur quête d’une société progressiste?

La civilisation judéo-chrétienne est en phase terminale. Je n’utilise pas l’expression «Grand Remplacement» qui suppose une substitution du christianisme par l’Islam car pour moi notre civilisation sera remplacée par une civilisation transhumaniste dans laquelle l’Islam compte pour rien. L’Islam est une diversion: il ne détruit pas la civilisation judéo-chrétienne qui par haine de soi, se détruit toute seule, elle-même, depuis bien des années. Quant à l’Islam progressiste, il faudra prendre un grand nombre de liberté avec le texte sacré pour parvenir à cette performance! Quand cette religion connaîtra à son tour l’épuisement que vit aujourd’hui le christianisme, elle deviendra aussi inconstante que le christianisme contemporain, elle invitera à manger du porc et à boire de l’alcool, mais ça n’est pas l’heure pour elle de ce moment-là.

Vous avez créé la revue Front populaire, appelant les souverainistes des deux bords à vous rejoindre. Qui soutiendrez-vous pour les élections 2022? Quels sont vos points de rencontre avec Zemmour?

Je ne soutiendrai personne car je suis d’une gauche girondine, régionaliste, libertaire et que tous les candidats sont jacobins, c’est-à-dire centralisateurs, Zemmour compris. Tous croient à l’homme providentiel alors que, pour ma part, je crois au peuple providentiel organisé sur le principe du socialisme de Proudhon. Je partage avec Éric Zemmour le constat que notre civilisation s’effondre, que le nihilisme triomphe, que les valeurs ont disparu, que l’école, l’université, la santé, la culture, la police, l’armée, la justice, les médias, l’édition sont en déshérence. Mais lui croit pouvoir remettre tout ça sur pied. Moi je crois que personne n’y peut plus rien. Le bateau coule et rien ne l’empêchera de sombrer.

En mars 2020, malgré l’émergence de la Covid et la panique qu’elle a suscitée, vous avez affiché salle comble à l’Institut français de Beyrouth et le public libanais se disputait les gradins pour écouter votre intervention intitulée «Révoltes, révolutions et réformes». Après les terribles persécutions, le pillage des dépôts bancaires et l’explosion quasi nucléaire, notre révolution pour la souveraineté s’est muée en révoltes et aucune réforme n’a eu lieu. Comment appliquer la 1559 sans le soutien de la société internationale?

Défendre le Liban c’est aujourd’hui clairement dire que l’Islam politique est la cause de ses malheurs. C’est à rebours du politiquement correct international. Vous subissez les dommages collatéraux des problèmes entre Israël et les Palestiniens. Tant que ce problème ne sera pas résolu, vous ne vivrez pas en paix. Mais qui sur la planète est susceptible de régler ce problème-là et comment? Votre classe politique corrompue, votre diaspora plus soucieuse de son bien-être en exil que de l’avenir de son pays, vos banquiers eux aussi corrompus, vos élites bien souvent complices, la France devenue impuissante (et ridicule avec le voyage de Macron…) depuis qu’elle est vassalisée par une Europe non démocratique pilotée par des gens non élus mais nommés, votre territoire devenu enjeu de géostratégie et de géopolitique internationale, avec l’Iran en embuscade, tout cela fait de votre pauvre pays une terre bien seule. Vous avez mon affection, mais voilà qui ne sert pas à grand-chose…

 
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