Sur son épitaphe au cimetière maronite du Caire, on lit «May Ziadé, le génie de l’Orient, 1941». Qui était la pionnière du militantisme féminin oriental et la femme de lettres polyglotte de la Nahda? L’article se décline en trois volets, le parcours hors normes de May Ziadé, son écriture et son combat, et sa correspondance amoureuse avec Gibran Khalil Gibran.
Un parcours hors normes
Née en 1886 d’un père libanais originaire de Chahtoul et d’une mère palestinienne, May Ziadé, de son vrai nom Marie, passe son enfance à Nazareth. Elle suit ses études secondaires au Liban, au collège des Sœurs Visitandines à Antoura, avant de s’installer au Caire avec ses parents en 1908. Son père, Élias Ziadé, éminent journaliste du mouvement de la Renaissance levantine, dirige la revue progressiste Al-Mahroussa dans laquelle May écrit dès l’âge de 16 ans. Polyglotte, «le génie de l’Orient» maîtrise plusieurs langues, dont le français, l’italien, l’anglais, l’espagnol, l’allemand, le grec et même le latin, à côté de l’arabe littéraire, son cheval de bataille. Parfaitement francophone, elle écrit son premier recueil de poésie Les Fleurs du rêve en langue française, se démarquant par une grande liberté d’expression. Elle dédie ce premier ouvrage qui s’articule autour des thèmes de la nostalgie et du spleen au poète Lamartine, épris d’Orient et de la montagne libanaise.
À l’instar des femmes de lettres françaises Mme de Sévigné, George Sand et Mme de Staël, elle fonde le premier salon littéraire en Égypte vers 1912 et reçoit chaque mardi les figures majeures de la Nahda: Taha Hussein, Abbas Mahmoud Akkad, Yaacoub Sarrouf, Antoine Gemayel, Waliyeddine Yeken, Kassem Amine, Khalil Moutran, Chebli Gemayel, Ismaïl Sabri et d’autres. Elle est la première à consacrer deux biographies aux féministes arabes Malak Hifni Nassif, Ward el-Yazigi et Aïcha Taymour. L’œuvre de May Ziadé en arabe englobe des poèmes lyriques, des études sociologiques et des réflexions littéraires comme Repos de jeune fille; Ténèbres et lueurs; L’Égalité; Flux et reflux; Des signes et des mots; Les Journaux; La Signification de la vie. Elle a donné une conférence historique intitulée «Le sens de la vie», appelant les femmes arabes à revendiquer l’égalité tout en préservant les traits distinctifs de leur culture. May Ziadé écrit dans plusieurs journaux et périodiques célèbres comme Al-Ahram, Al-Muqtataf et Al-Muqattam. Elle traduit différents ouvrages illustres comme Retour du flot de Brada, Amour allemand de Max Müller et Sweethearts de Conan Doyle.
Tant qu’elle était en bonne santé, May Ziadé n’a jamais cessé de militer pour la cause de la femme. Cependant une série d’événements funestes ont assené un coup fatal à sa vie et sa production littéraire. Pour le professeur de lettres à la Sorbonne Waciny Laredj, l’instigateur du malheur est bel et bien son amour d’adolescence et cousin, le Dr Joseph Ziadé, à qui incombe la responsabilité de «sa déchéance». Après la mort de son père et mentor en 1929, suivie du décès de son grand amour Gibran Khalil Gibran en 1931, à qui elle avait, dans son secret, juré fidélité durant deux décennies de correspondance épistolaire, puis la disparition de sa mère, un an plus tard, elle souffre d’une dépression et sollicite l’aide de ce cousin longtemps aimé. Celui-ci profite de sa détresse et de sa confiance pour l’interner dans un asile d’aliénés mentaux connu sous le nom de «Assfourié» au Liban et faire main basse sur son héritage.
Maints chercheurs nous consolident dans cette version des faits, en faisant remonter également la responsabilité du «crime» à la cupidité de ses proches. D’autres parlent plutôt d’une neurasthénie qui l’aurait accablée après la triple perte de ses parents et de l’amour de sa vie, que les moyens limités de l’époque n’auraient pu soigner. Dans tous les cas, on s’est servi de son militantisme féministe avant-gardiste et de son célibat obstiné pour l’accuser de démence. Dans ces moments fatidiques, Farès el-Khoury accourt à son chevet et mobilise l’ancien ministre Habib Abou Chehla pour secourir «le papillon de la littérature», devenue aussi frêle qu’un vrai papillon, après une grève déclarée de la faim. Mais c’est surtout son sauveur, le grand écrivain Amine Rihani, qui va l’installer dans une maison à la campagne où elle pourra achever tranquillement sa convalescence. Il va la pousser à donner une conférence à l’Université américaine de Beyrouth pour prouver au monde sa lucidité, ce qu’elle accomplira avec brio, avant de retourner au Caire pour y passer deux ans, plongée dans son deuil, avant de quitter la terre vers des cieux plus cléments en 1941.
La pionnière du militantisme oriental
Il est difficile de citer tous les articles consacrés à l’écriture et au militantisme de May Ziadé dans le cadre de cette rubrique. Pour la professeure Carmen Boustani, «elle fut la première Libanaise à poser le problème de la condition de la femme arabe et à traiter la question de l’articulation entre féminité et écriture», comme elle l’écrit en 1990 dans son article «May Ziadé: vie et écriture» (Les Cahiers du GRIF, no 43-44, 1990). D’après la chercheuse, May Ziadé croyait au dialogue des cultures, marquée comme elle l’a été par la rencontre de l’Occident et de l’Orient dans sa vie et dans son parcours littéraire. Ne supportant pas le joug de l’ignorance qu’elle accuse des pires maux, elle invite la femme au savoir, à la liberté, à l’ouverture sur l’Occident sans renier son identité arabe. May Ziadé a établi un parallélisme entre l’univers masculin et féminin pour faire ressortir toutes les inégalités qui se présentent comme un lot d’oppressions. Ainsi, elle déclare qu’«une ignorante n’élève que des ignorants et des esclaves […] derrière toute prospérité je ne trouve que l’influence de la femme». Elle s’est insurgée contre les programmes scolaires éducatifs sclérosés et a revendiqué une véritable réforme. Toujours d’après Boustani, la grande écrivaine, soutenue par l’écrivain Kassem Amine, a appelé à l’abolition du voile comme signe de liberté et d’émancipation. Boustani ajoute qu'«elle a précédé Simone de Beauvoir en ce début du siècle pour plaider la cause de la femme». Dans ce contexte, May Ziadé souligne l’apport constructif de l’homme et sa solidarité avec la femme à l’époque de la Nahda (avant le retour archaïque du fanatisme et la croissance des mouvements ultraradicaux). Pour le faire, elle n’y est pas allée de main morte. Elle signe un article dans le numéro de février 1926 du journal Al-Mouqtataf: «Comment je voudrais que l’homme soit». Avec bravoure et détermination, elle décrit ce que la femme attend de l’homme. C’est l’occasion de refuser l’intrusion de l’homme dans la sphère privée de la femme et d’imposer sa loi quant à ses vêtements, ses goûts, son identité et beaucoup d’autres détails confinant à sa liberté personnelle comme le port de cheveux longs ou courts. Elle initie la femme à une certaine égalité entre sexes et l’encourage à se positionner sur le même piédestal que le sexe mâle, à exprimer son avis sur l’homme, son accoutrement, son comportement: «Homme tu m’as humiliée et tu as été humilié. Libère-moi pour être libre, libère-moi pour libérer l’humanité.» Pour Carmen Boustani, May Ziadé a lutté socialement et culturellement «pour que chaque femme s’invente individuellement». Pour elle, défendre une hypothèse aussi audacieuse à l’époque n’était pas chose aisée. May Ziadé a prouvé «que l’écriture est une recherche de l’identité pour la femme».
Enfin, signalons que May Ziadé a inspiré beaucoup de combats féminins pour la libération et la survie. L’actrice et autrice Darina el-Jundi a déclaré que May Ziadé «lui a sauvé la vie» à partir d’une épreuve pareille engendrant la même blessure narcissique: la séquestration injuste de May Ziadé par ses proches afin d’accaparer ses ressources matérielles lui a inspiré un livre intitulé Prisonnière du Levant: la vie méconnue de May Ziadé. L’actrice a écrit ce livre dans une visée thérapeutique pour surmonter son enfermement dans un asile de folles, par des membres de sa famille, pour les mêmes raisons, après la mort de son père.
Les lettres enflammées de May et Gibran
Salma Haffar el-Kouzbari a rassemblé avec Souheil Béchrouï les lettres de Khalil Gibran adressées à May Ziadé dans un livre intitulé en arabe La Flamme bleue. Le titre correspond au dernier dessin envoyé par l’auteur du Prophète au «papillon de la littérature». Kouzbari a traduit ce livre en français sous le titre La Voix ailée.
Tout a commencé quand May a succombé au charme de Gibran après avoir lu Les Ailes brisées. Elle a été l’initiatrice d’une correspondance enflammée entre eux. Ainsi, elle lui a adressé une lettre dans laquelle elle exprime sa grande admiration devant l’œuvre, mais aussi ses réticences face à une liberté qu’elle juge excessive: «Chaque femme jouissant comme Salma d’une grande sensibilité, d’une intelligence aiguë et d’une sensualité exacerbée, n’ayant pas trouvé le bonheur dans la liaison conjugale, devrait-elle s’arroger le droit de chercher la compagnie d’un homme aussi noble fût-il, à l’insu de son mari? Même si l’homme en question correspondrait parfaitement à ses goûts, même si sa complicité avec l’homme en question se limiterait à la prière aux pieds du Crucifié?» Question à laquelle Gibran ne répond pas, préférant l’orienter vers d’autres horizons. Les liens entre les deux amis se consolident avec le temps, passant de l’admiration à l’amour.
Bien qu’il soit connu pour ses différentes liaisons avec «les femmes de sa vie» Mary Haskell, Barbara Teller Young et d’autres, Gibran manifeste un intérêt et un attachement particuliers à May Ziadé. En témoignent ces 36 lettres rassemblées dans ce livre, dans lesquelles Gibran ne prononce pas vraiment les mots «je t’aime», mais exprime un sentiment plus profond, plus engageant que la déclaration amoureuse: «J’aime ma petite, mais je ne sais expliquer pourquoi je l’aime. Je ne veux pas le savoir. Il me suffit de l’aimer avec mon âme et mon cœur. Il me suffit de poser ma tête sur son épaule quand je suis triste, seul et abandonné ou bien quand je suis heureux et plein d’enthousiasme.» Gibran appelle May sa petite sans jamais lui dire ma chérie, et pourtant il lui écrit avec ardeur et lui envoie des dessins dédiés à elle avec chaque lettre envoyée, ce qu’il ne fait pas avec les autres femmes qu’il a connues d’après Salma el-Kouzbari. «De toutes les personnes, vous êtes la plus proche de mon âme et de mon cœur et ni nos âmes ni nos cœurs ne seront jamais en dispute. [...] Si nous devions un jour nous disputer, nous ne devrions pas nous séparer comme nous l’avons fait par le passé après chaque querelle.» Gibran fait allusion ici aux débats d’idées, aux querelles intellectuelles. Un jour, elle lui envoie sa photo et il découvre son beau visage rond auréolé de cheveux noirs et illuminé par des yeux perçants au regard intense. Ce qui lui inspire le beau portrait qu’il ne tarde pas à lui envoyer. Les intellectuels qui ont fréquenté le salon littéraire de May Ziadé s’accordent sur le fait qu’elle était pudique et réservée sur le plan amoureux et sensuel malgré son avant-gardisme. Il n’y a qu’à lire cet aveu à Gibran: «Pourquoi je te dévoile mes sentiments? J’ignore la raison vraiment, mais je sais que tu es mon bien-aimé. Or je crains l’amour. Je dis cela en mesurant l’immensité la plus infime de l’amour. Comment ai-je osé avouer mes sentiments? Heureusement que je les couche sur le papier sans les prononcer de vive voix, car si tu étais présent devant moi, j’aurais pris la fuite, saisie de honte.»
Un parcours hors normes
Née en 1886 d’un père libanais originaire de Chahtoul et d’une mère palestinienne, May Ziadé, de son vrai nom Marie, passe son enfance à Nazareth. Elle suit ses études secondaires au Liban, au collège des Sœurs Visitandines à Antoura, avant de s’installer au Caire avec ses parents en 1908. Son père, Élias Ziadé, éminent journaliste du mouvement de la Renaissance levantine, dirige la revue progressiste Al-Mahroussa dans laquelle May écrit dès l’âge de 16 ans. Polyglotte, «le génie de l’Orient» maîtrise plusieurs langues, dont le français, l’italien, l’anglais, l’espagnol, l’allemand, le grec et même le latin, à côté de l’arabe littéraire, son cheval de bataille. Parfaitement francophone, elle écrit son premier recueil de poésie Les Fleurs du rêve en langue française, se démarquant par une grande liberté d’expression. Elle dédie ce premier ouvrage qui s’articule autour des thèmes de la nostalgie et du spleen au poète Lamartine, épris d’Orient et de la montagne libanaise.
À l’instar des femmes de lettres françaises Mme de Sévigné, George Sand et Mme de Staël, elle fonde le premier salon littéraire en Égypte vers 1912 et reçoit chaque mardi les figures majeures de la Nahda: Taha Hussein, Abbas Mahmoud Akkad, Yaacoub Sarrouf, Antoine Gemayel, Waliyeddine Yeken, Kassem Amine, Khalil Moutran, Chebli Gemayel, Ismaïl Sabri et d’autres. Elle est la première à consacrer deux biographies aux féministes arabes Malak Hifni Nassif, Ward el-Yazigi et Aïcha Taymour. L’œuvre de May Ziadé en arabe englobe des poèmes lyriques, des études sociologiques et des réflexions littéraires comme Repos de jeune fille; Ténèbres et lueurs; L’Égalité; Flux et reflux; Des signes et des mots; Les Journaux; La Signification de la vie. Elle a donné une conférence historique intitulée «Le sens de la vie», appelant les femmes arabes à revendiquer l’égalité tout en préservant les traits distinctifs de leur culture. May Ziadé écrit dans plusieurs journaux et périodiques célèbres comme Al-Ahram, Al-Muqtataf et Al-Muqattam. Elle traduit différents ouvrages illustres comme Retour du flot de Brada, Amour allemand de Max Müller et Sweethearts de Conan Doyle.
Tant qu’elle était en bonne santé, May Ziadé n’a jamais cessé de militer pour la cause de la femme. Cependant une série d’événements funestes ont assené un coup fatal à sa vie et sa production littéraire. Pour le professeur de lettres à la Sorbonne Waciny Laredj, l’instigateur du malheur est bel et bien son amour d’adolescence et cousin, le Dr Joseph Ziadé, à qui incombe la responsabilité de «sa déchéance». Après la mort de son père et mentor en 1929, suivie du décès de son grand amour Gibran Khalil Gibran en 1931, à qui elle avait, dans son secret, juré fidélité durant deux décennies de correspondance épistolaire, puis la disparition de sa mère, un an plus tard, elle souffre d’une dépression et sollicite l’aide de ce cousin longtemps aimé. Celui-ci profite de sa détresse et de sa confiance pour l’interner dans un asile d’aliénés mentaux connu sous le nom de «Assfourié» au Liban et faire main basse sur son héritage.
Maints chercheurs nous consolident dans cette version des faits, en faisant remonter également la responsabilité du «crime» à la cupidité de ses proches. D’autres parlent plutôt d’une neurasthénie qui l’aurait accablée après la triple perte de ses parents et de l’amour de sa vie, que les moyens limités de l’époque n’auraient pu soigner. Dans tous les cas, on s’est servi de son militantisme féministe avant-gardiste et de son célibat obstiné pour l’accuser de démence. Dans ces moments fatidiques, Farès el-Khoury accourt à son chevet et mobilise l’ancien ministre Habib Abou Chehla pour secourir «le papillon de la littérature», devenue aussi frêle qu’un vrai papillon, après une grève déclarée de la faim. Mais c’est surtout son sauveur, le grand écrivain Amine Rihani, qui va l’installer dans une maison à la campagne où elle pourra achever tranquillement sa convalescence. Il va la pousser à donner une conférence à l’Université américaine de Beyrouth pour prouver au monde sa lucidité, ce qu’elle accomplira avec brio, avant de retourner au Caire pour y passer deux ans, plongée dans son deuil, avant de quitter la terre vers des cieux plus cléments en 1941.
La pionnière du militantisme oriental
Il est difficile de citer tous les articles consacrés à l’écriture et au militantisme de May Ziadé dans le cadre de cette rubrique. Pour la professeure Carmen Boustani, «elle fut la première Libanaise à poser le problème de la condition de la femme arabe et à traiter la question de l’articulation entre féminité et écriture», comme elle l’écrit en 1990 dans son article «May Ziadé: vie et écriture» (Les Cahiers du GRIF, no 43-44, 1990). D’après la chercheuse, May Ziadé croyait au dialogue des cultures, marquée comme elle l’a été par la rencontre de l’Occident et de l’Orient dans sa vie et dans son parcours littéraire. Ne supportant pas le joug de l’ignorance qu’elle accuse des pires maux, elle invite la femme au savoir, à la liberté, à l’ouverture sur l’Occident sans renier son identité arabe. May Ziadé a établi un parallélisme entre l’univers masculin et féminin pour faire ressortir toutes les inégalités qui se présentent comme un lot d’oppressions. Ainsi, elle déclare qu’«une ignorante n’élève que des ignorants et des esclaves […] derrière toute prospérité je ne trouve que l’influence de la femme». Elle s’est insurgée contre les programmes scolaires éducatifs sclérosés et a revendiqué une véritable réforme. Toujours d’après Boustani, la grande écrivaine, soutenue par l’écrivain Kassem Amine, a appelé à l’abolition du voile comme signe de liberté et d’émancipation. Boustani ajoute qu'«elle a précédé Simone de Beauvoir en ce début du siècle pour plaider la cause de la femme». Dans ce contexte, May Ziadé souligne l’apport constructif de l’homme et sa solidarité avec la femme à l’époque de la Nahda (avant le retour archaïque du fanatisme et la croissance des mouvements ultraradicaux). Pour le faire, elle n’y est pas allée de main morte. Elle signe un article dans le numéro de février 1926 du journal Al-Mouqtataf: «Comment je voudrais que l’homme soit». Avec bravoure et détermination, elle décrit ce que la femme attend de l’homme. C’est l’occasion de refuser l’intrusion de l’homme dans la sphère privée de la femme et d’imposer sa loi quant à ses vêtements, ses goûts, son identité et beaucoup d’autres détails confinant à sa liberté personnelle comme le port de cheveux longs ou courts. Elle initie la femme à une certaine égalité entre sexes et l’encourage à se positionner sur le même piédestal que le sexe mâle, à exprimer son avis sur l’homme, son accoutrement, son comportement: «Homme tu m’as humiliée et tu as été humilié. Libère-moi pour être libre, libère-moi pour libérer l’humanité.» Pour Carmen Boustani, May Ziadé a lutté socialement et culturellement «pour que chaque femme s’invente individuellement». Pour elle, défendre une hypothèse aussi audacieuse à l’époque n’était pas chose aisée. May Ziadé a prouvé «que l’écriture est une recherche de l’identité pour la femme».
Enfin, signalons que May Ziadé a inspiré beaucoup de combats féminins pour la libération et la survie. L’actrice et autrice Darina el-Jundi a déclaré que May Ziadé «lui a sauvé la vie» à partir d’une épreuve pareille engendrant la même blessure narcissique: la séquestration injuste de May Ziadé par ses proches afin d’accaparer ses ressources matérielles lui a inspiré un livre intitulé Prisonnière du Levant: la vie méconnue de May Ziadé. L’actrice a écrit ce livre dans une visée thérapeutique pour surmonter son enfermement dans un asile de folles, par des membres de sa famille, pour les mêmes raisons, après la mort de son père.
Les lettres enflammées de May et Gibran
Salma Haffar el-Kouzbari a rassemblé avec Souheil Béchrouï les lettres de Khalil Gibran adressées à May Ziadé dans un livre intitulé en arabe La Flamme bleue. Le titre correspond au dernier dessin envoyé par l’auteur du Prophète au «papillon de la littérature». Kouzbari a traduit ce livre en français sous le titre La Voix ailée.
Tout a commencé quand May a succombé au charme de Gibran après avoir lu Les Ailes brisées. Elle a été l’initiatrice d’une correspondance enflammée entre eux. Ainsi, elle lui a adressé une lettre dans laquelle elle exprime sa grande admiration devant l’œuvre, mais aussi ses réticences face à une liberté qu’elle juge excessive: «Chaque femme jouissant comme Salma d’une grande sensibilité, d’une intelligence aiguë et d’une sensualité exacerbée, n’ayant pas trouvé le bonheur dans la liaison conjugale, devrait-elle s’arroger le droit de chercher la compagnie d’un homme aussi noble fût-il, à l’insu de son mari? Même si l’homme en question correspondrait parfaitement à ses goûts, même si sa complicité avec l’homme en question se limiterait à la prière aux pieds du Crucifié?» Question à laquelle Gibran ne répond pas, préférant l’orienter vers d’autres horizons. Les liens entre les deux amis se consolident avec le temps, passant de l’admiration à l’amour.
Bien qu’il soit connu pour ses différentes liaisons avec «les femmes de sa vie» Mary Haskell, Barbara Teller Young et d’autres, Gibran manifeste un intérêt et un attachement particuliers à May Ziadé. En témoignent ces 36 lettres rassemblées dans ce livre, dans lesquelles Gibran ne prononce pas vraiment les mots «je t’aime», mais exprime un sentiment plus profond, plus engageant que la déclaration amoureuse: «J’aime ma petite, mais je ne sais expliquer pourquoi je l’aime. Je ne veux pas le savoir. Il me suffit de l’aimer avec mon âme et mon cœur. Il me suffit de poser ma tête sur son épaule quand je suis triste, seul et abandonné ou bien quand je suis heureux et plein d’enthousiasme.» Gibran appelle May sa petite sans jamais lui dire ma chérie, et pourtant il lui écrit avec ardeur et lui envoie des dessins dédiés à elle avec chaque lettre envoyée, ce qu’il ne fait pas avec les autres femmes qu’il a connues d’après Salma el-Kouzbari. «De toutes les personnes, vous êtes la plus proche de mon âme et de mon cœur et ni nos âmes ni nos cœurs ne seront jamais en dispute. [...] Si nous devions un jour nous disputer, nous ne devrions pas nous séparer comme nous l’avons fait par le passé après chaque querelle.» Gibran fait allusion ici aux débats d’idées, aux querelles intellectuelles. Un jour, elle lui envoie sa photo et il découvre son beau visage rond auréolé de cheveux noirs et illuminé par des yeux perçants au regard intense. Ce qui lui inspire le beau portrait qu’il ne tarde pas à lui envoyer. Les intellectuels qui ont fréquenté le salon littéraire de May Ziadé s’accordent sur le fait qu’elle était pudique et réservée sur le plan amoureux et sensuel malgré son avant-gardisme. Il n’y a qu’à lire cet aveu à Gibran: «Pourquoi je te dévoile mes sentiments? J’ignore la raison vraiment, mais je sais que tu es mon bien-aimé. Or je crains l’amour. Je dis cela en mesurant l’immensité la plus infime de l’amour. Comment ai-je osé avouer mes sentiments? Heureusement que je les couche sur le papier sans les prononcer de vive voix, car si tu étais présent devant moi, j’aurais pris la fuite, saisie de honte.»
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