Flashphoto agrandit tout.

Ça pourrait être un slogan sur la devanture du magasin. C’est la répartie triomphale de ma mère à chaque nouvel accrochage au mur. À l’heure où ses contemporains multiplient les versions numériques d’un même cliché, pour créer l’image idéale, maman choisit sans hésiter une photo, puis l’autre pour les dupliquer (sans les négatifs détériorés depuis). Ou, et surtout, les agrandir. Alors que nous zoomons et dézoomons à l’écran, testons et posons des filtres, recadrons ou retouchons… elle découvre avec enthousiasme ses " tableaux " restitués, enchantée de voir sa famille en grand. Aucun argument technique ne viendra altérer sa joie à déjeuner devant nos visages de gamins heureux de fixer droit, réunis sur les murs de la salle à manger. Sa fierté de relever que nous étions très bien habillés, n’est-ce pas.

Flashphoto agrandit tout, mais il estompe les contrastes. Le photographe la prévient : la qualité des originaux ne permettra pas de faire des miracles. Qu’il se détrompe, ils n’en ont juste pas la même définition. Dans la perception de maman, le miracle n’est pas forcément grandiose, là réside sa vraie magie, surgir du peu : la matérialité de la photo suffit à provoquer la présence, tel un talisman elle n’est pas importante en soi, mais comme support. Ma mère ne l’envisage pas selon les mêmes critères esthétiques que les professionnels de l’image, le rendu est beau par ce qu’il nous donne à être. La photo ne reproduit pas, elle produit les retrouvailles. Fut-elle floue, pixellisée parfois. L’essentiel est de côtoyer les siens en permanence, de pouvoir leur parler, de vivre devant leurs yeux, traces d’une histoire en commun. Comme en toutes choses, maman a le geste décalé, prosaïquement artistique.

Tout retour à la maison me confronte ainsi au passé, avec parfois le regret d’être humaine, soumise au temps, aux pertes inéluctables. Au nécessaire travail de mémoire. Pour rectifier les zones illisibles de ces photos pâlies, je superpose le souvenir au papier. Chaque capture est acte et silence. Ici dans une rue de Beyrouth, une photo-surprise réalisée il y a plus de 50 ans, mouvement volé retenu. Ma mère jeune, dans la rue avec son beau-frère. On les devine, mais on pourrait aussi les imaginer sortir d’un écran de film ancien. Noir et blanc, rareté, posture des corps, gravité et expressivité… nous portons sur papier, un air d’acteurs vieillissants. Maman a un faible pour cette photo, elle l’a également agrandie, exposée dans un coin du séjour.

Les reproduire pour les partager en gardant les originaux. Pour les montrer aussi : habiller de visages humains les murs et étagères de toutes les pièces, des couloirs, des chambres. Le jour où elle a manqué de place pour ses nouvelles acquisitions, ma mère a trouvé d’autres territoires à investir : les coincer sous la planche en verre de la table de la salle de séjour. Le hasard de ces scènes glissées sous verre décide de la recomposition d’une vie. Il m’arrive de fermer les yeux à tout le reste, n’être plus que paupières mi-closes, regard flottant sur les murs, étagères et tables. Me laisser envahir par les photos entrelacées superposées juxtaposées comme projections de lanternes magiques. Nos vies. Vertige, mélancolie parfois. Je vois en creux tous les autres moments sans trace. Tous les instants absents qui ressemblent alors à des objets égarés, matière fugace de nos existences.

Des trous dans les pages. De plus en plus de trous. Un jour maman a cessé de dupliquer, elle s’est mise à distribuer.

Ah, tu ne la trouves plus ? C’est peut-être ton frère. Il a pris ses photos, lui, sa femme, ses enfants. Notre famille. Lui, petit : je vois bien son émotion. Tu peux aussi, prends, prends celles que tu veux, ne sois pas bête. Je vous le répète à tous, je te le redis : on part les poches vides, je n’emporterai rien avec moi.

Proposer à ses enfants telle ou telle photo, qu’ils les récupèrent pour ne pas qu’elles se perdent. Les dégager de la logique formelle d’un simple héritage. Les donner de main en main, pour la douceur d’en parler une dernière fois. Et puis on ne sait jamais, c’est sans valeur matérielle, qui fera attention après ? Maman me tend en insistant des photos de mon père et d’elle : fiançailles, mariage, soirées et longues tablées familiales… ces moments d’eux, avant moi. Autant que ce soit toi, j’aime les savoir avec toi.

Superstition ou pudeur ? Je retarde le moment de récupérer les photos qu’elle me propose. Sans lui donner les vraies raisons. Je ne lui dis pas que j’aime surtout m’y attarder avec elle. Près d’elle. Ne lui dis pas le bonheur éprouvé dans la proximité de nos joues. Comme si par ces rituels ordinaires des fils mystérieux nous soudaient l’une à l’autre. Sortir délicatement les photos de leurs cases (ce bruit de plastique fin). Tenir de nos mains les coins écornés. Souligner l’évidence. Tu le reconnais, lui ? Tu es bien dans cette photo, tu avais bien maigri ! Tu te souviens d’elle ? Nous émerveiller comme première fois. Mêmes albums depuis des années, s’extasier à les redécouvrir. Les feuilleter comme jadis nos livres d’enfants, maman m’éveillant au monde par les images et couleurs qui défilaient sous ses doigts. Avec ces albums aux odeurs passées, tourner aujourd’hui d’autres pages, comme relire notre histoire au hasard des photos, leurs esquisses aléatoires. Rire d’un détail, s’émouvoir d’un autre. Commenter ces tranches de vie comme un film qui nous regarde de loin.

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