À Lyon, le Liban brille de mille feux. Il est non seulement mis à l’honneur dans le cadre de la biennale d’art contemporain "Manifesto of fragility", mais aussi grâce à la directrice artistique de l’association Silk me Back, Isabelle Moulin, Chevalier des arts et des lettres, dont le travail se concentre sur la thématique des liens soyeux entre la France et le Liban qui remontent au XIXe siècle. Elle veut, à travers la métaphore de la réparation, rendre hommage aux victimes de l’explosion au port de Beyrouth, dans les ateliers de broderies lyonnais qu’elle appelle "surface de réparation", car il s’agit surtout de reconstruire ce qui a été brutalement détruit. Entretien avec Isabelle Moulin. 

Muséographe spécialisée dans le domaine de la soie, du textile et du patrimoine industriel, Isabelle Moulin raconte son cheminement professionnel, ayant grandi dans une famille lyonnaise de soyeux et d’artistes qui remonte au XIVe siècle. "J’ai fait des études de haute-couture qui m’ont permis de travailler pendant une dizaine d’années aux côtés de Lolita Lempicka et pour la Maison Lanvin, mais aussi pour le théâtre, la danse et l’opéra. Mon domaine d’expertise est la muséographie."

 

Isabelle Moulin, Directrice artistique de :Silk me Back

Elle crée l’association Silk me Back en 2011 au lendemain de la catastrophe de Fukushima. "Je travaillais avec des spécialistes sur un beau livre à propos de la soie et des relations privilégiées entre Lyon et le Japon. Quand Lyon a vu son industrie menacée par des maladies du ver à soie en 1855, elle a importé du Japon la majeure partie des graines, ce qui a sauvé son industrie. Et c’est un juste retour des choses que de leur renvoyer l’ascenseur, d’où l’expression ‘silk me back’. La ville de Lyon n’a pas oublié qu’elle doit au Japon d’avoir pu maintenir l’exceptionnelle qualité de sa soierie. Il était légitime d’organiser un événement solidaire autour de la soie en hommage à ces échanges et comme soutien aux sinistrés. Cette démarche artistique est accompagnée par la fondation Hermès et le consortium textile et soyeux de Lyon et de la région Auvergne Rhône-Alpes."

En charge du Silk in Lyon, le grand rendez-vous annuel de la soie de la région, Isabelle Moulin ne cache pas sa joie d’avoir mis en place un partenariat avec la Biennale d’art contemporain dont l’un des deux commissaires d’exposition est le Libanais Sam Bardaouil, particulièrement sensible à la thématique soyeuse des relations franco-libanaises: " Je l’ai accompagné dans ses recherches et nous avons mis en place la programmation de cette thématique qui remet à l’honneur ces liens qu’on avait un peu oubliés. Mais quand on en parle, on se rend compte que les grandes maisons soyeuses lyonnaises ont travaillé avec le Liban au XIXe siècle. Il faut savoir que depuis quelques années, le textile est très présent dans l’art contemporain."

Rose survie

Avec le talent d’une brodeuse, elle dévoile le narratif comme un récit à multiples tiroirs. "Le 22 octobre, nous avons démarré avec un défilé classique aux usines Fagor, lieu de la biennale, avec cinq pièces textiles imprimées Jacquard, emblème de l’inventivité lyonnaise, et déclinées aux trois couleurs du Liban, créées spécialement pour l’événement. Pendant la performance mise en scène par Silvano Voltolina, collaborateur de Roméo Castelluci, j’ai offert au public un aperçu de la richesse des liens soyeux franco-libanais. Les trois derniers modèles du défilé ont été créés d’après le ‘Lampas aux perdrix’ de Philippe Lassalle offert en 1918 par les soyeux Lyonnais à l’émir Faysal alors qu’il était en route pour la Conférence de la paix à Paris. Ce cadeau diplomatique cachait les relations ambivalentes et les promesses non tenues durant la Conférence qui a forgé le paysage géopolitique d’aujourd’hui. Raison pour laquelle, dans un second temps, le défilé a dérapé et les trois pièces ont été déchirées par les jeunes danseurs, mais aussi en résonance aux temps sombres que traverse le Liban et à la thématique de la biennale, Manifeste de la fragilité."

Quelle interprétation donner à la destruction/reconstitution des robes sinon qu’il s’agit de la métaphore de Beyrouth détruite/reconstruite inlassablement? D’une ville explosée le 4 août 2020 par la négligence des responsables politiques? C’est dans les ateliers de Silk me Back que les brodeuses et brodeurs aux doigts de fée s’installent du 24 octobre au 13 novembre pour recréer les trois pièces déchirées, en hommage aux Libanais qui réparent, surmontent et transforment ce qui a été anéanti: "Ce qui me sidère, c’est qu’il y a des gens qui construisent, fabriquent des choses délicates, très sophistiquées, et puis derrière, il y a de grosses brutes qui arrivent et pulvérisent tout en quelques secondes. Tout peut disparaître par négligence. Puis, patiemment les gens reconstruisent envers et contre tout."

Déchirure Ninin Rose

Une résistance créative et pour le moins poétique où les trois pièces se verront offrir une seconde vie en valeur ajoutée, menée par Isabelle Moulin dont l’idée est de rassembler des gens qui veulent coudre: "Ce sont des petites mamies, des réfugiés, mais aussi des chirurgiens qui viennent m’aider. Eh oui, les chirurgiens lyonnais se faisaient embaucher dans les ateliers des brodeuses liturgiques qui travaillaient pour l’évêché, et cela pour leur piquer leurs secrets des ligatures et des sutures qu’ils ont appliquées à la chirurgie contemporaine."

Les trois pièces recréées seront dévoilées lors d’une soirée de gala caritative organisée par Mon Liban d’Azur le 18 novembre, à l’Intercontinental Lyon-Hôtel-Dieu, sous le parrainage de François Turcas, président de la CPME du Rhône et Auvergne-Rhône-Alpes. Elles seront vendues aux enchères sous le marteau de la Maison De Baecque et associés.

"Les pièces rouge et verte du défilé seront vendues avec deux autres reconstituées sur la base des lambeaux de la destruction. D’autres lots offerts par de généreux donateurs récolteront des fonds au profit de l’association du Père Hani Tawk afin de venir en aide aux victimes de l’explosion au port de Beyrouth. Cette vente aux enchères offrira à ceux qui chérissent le Liban de surenchérir selon leurs moyens avec des lots accessibles à tous pour aller vers des masterpiece susceptibles d’intéresser des collectionneurs ou des musées. Quant à la robe de mariée en soie blanche d’Hermès, représentant la couleur blanche du drapeau libanais, symbole de paix, je l’offrirai au Musée de la soie de Bsous au Liban. Lors du cocktail dinatoire, Mathieu Charrois, chef du restaurant de l’hôtel, proposera sa cuisine locale et le chef Clovis Khoury apportera des saveurs libanaises."

La route de la soie c’est aussi celle des Échelles que les navires français ont longtemps empruntée. Et l’on sait que la sériciculture a connu au Liban un essor jusqu’en 1914 grâce au savoir-faire fourni par les soyeux de Lyon.

"Au-delà du soutien matériel qu’on apporte, l’idée est de réveiller ‘une belle dormante’, ces relations entre Lyon et le Liban et entre autres, le Musée de la soie de Bsous qui a des métiers à tisser offerts par Lyon et installés par une association lyonnaise. Malheureusement, ce musée est fermé. Peut-être qu’en lui offrant la robe de mariée, ce sera l’occasion de le relancer… J’envisage aussi l’édition d’un livre sur ce sujet et ce ne sera que l’amorce de nouveaux liens à tisser. Cette thématique soyeuse France-Liban reçoit un gros engouement parce que quand on parle de la soie on parle de géostratégie, de mouvements sociaux, d’histoire des sciences et des techniques."