"Ce qui m’intéresse, c’est quand l’être humain échoue", dit-il.

L’un des rares réalisateurs à entrer dans le cercle des deux Palmes d’Or à Cannes, Ruben Östlund a remporté la Palme d’Or 2022 pour Triangle of Sadness et, en 2017, pour The Square. Rencontré au Festival International du film de Marrakech, il raconte avec beaucoup d’humour et de simplicité ses inspirations, partage ses réflexions sans retenue et propose d’autres lunettes pour regarder le monde. Dans la simplicité de l’instant et la générosité de partage de l’un des grands réalisateurs de nos jours, le cinéma resplendit dans toute sa dimension… humaine surtout.

Après les festivals, les palmes, les tours… qu’est-ce qui vous reste?

Je sens comme une envie pressante de commencer un nouveau projet. Je suis un peu fatigué de devoir présenter le film répétitivement dans les cinémas. Cependant, je pense aussi que cela fait partie du rôle de réalisateur, vu que le cinéma fait de plus en plus partie d’un événement live qui se passe. Au fait, je pourrais au contraire dire qu’après réflexion, ce processus me donne de l’énergie.

D’où puisez-vous votre inspiration au quotidien?

Ma femme, Sina, sans aucun doute. Nous discutons souvent mes projets. Elle est photographe de mode et a donc largement fait partie du Triangle of Sadness, puisque le film a lieu dans le monde de la mode. Ces discussions sont en effet amusantes et agréables pour nous, de même qu’observer le monde, les êtres humains, leur comportement. Je suis une personne très sociable. J’adore rencontrer les gens et leur parler. C’est ma grande inspiration.

Est-ce que l’humour dans vos films vous accompagne? Est-ce là votre perception de tous les jours?

Je pense bien que oui. J’ai grandi avec le réalisateur suédois Roy Andersson. Il a un aspect humoristique de percevoir les êtres humains; on est quelque part pas très intelligent. C’est ce que j’aime; c’est ce qu’on appelle en Suède l’humour, quand on a une corde autour du cou. On me dit parfois que je suis un misanthrope, que je trouve que les hommes sont horribles… Je ne suis pas du tout d’accord. En fait, j’ai un regard positif sur les êtres humains. On collabore énormément, on veut créer une société équitable, les créateurs se battent pour cela… Mais dans mes films, ce qui m’intéresse c’est quand un être humain échoue. Je pense que c’est ce qui est de loin plus intéressant que le succès. Parfois, on confond, on pense que je vois que tout le monde est horrible, mais en réalité, ce n’est pas vrai du tout. Je suis simplement intéressé par le fait de louper.

En parlant d’échec, vous attendiez-vous à ce succès-là – deux Palmes d’Or à Cannes?

Quand j’ai reçu la première Palme d’Or, je n’en revenais pas, je flottais sur un nuage. Quand j’ai reçu la seconde, je me suis mis à penser que je pourrais bien en gagner une troisième! La seconde Palme d’Or a exercé moins de pression sur moi que la première. Le fait que Triangle of Sadness ne pourrait pas faire partie de la compétition officielle cette année me rendait très nerveux. On voulait que le film soit à Cannes, mais on n’était pas encore invités; il y avait un comité de sélection. Quand on a été sélectionné, je me suis dit que mon travail est fait. Je savais que le jury précédent avait fait le bon choix, alors je me suis senti libéré. Je suis sûr que je ressentirai de nouveau la pression lors du découpage du film, mais pour le moment, ce n’est pas le cas.

Ruben Östlund et Marie-Christine Tayah

Vous n’êtes pas un réalisateur classique, vous avez votre propre vision des choses. Percevez-vous les choses de la même façon dans votre esprit ou est-ce le film qui l’impose dans son processus?

Je crois que si vous observez le monde occidental et la domination de la culture anglo-saxonne et la perception du néolibéralisme par rapport à l’être humain, c’est complètement dans les veines de comment le cinéma raconte les histoires du point de vue américain. C’est toujours un caractère principal face à un péril et puis qui gagne ou pas. C’est toujours le bon et le méchant. Vous expliquez alors le monde à travers des individus et je n’aime pas cette façon de voir le monde. Je préfère expliquer plutôt le contexte social auquel sont confrontés les individus et c’est une grande différence de perception par rapport à l’audience aussi. Je veux lui offrir un angle sur l’approche sociale et comportementale dans mes films. Je ne crois pas en cette perception de néolibéralisme qui explique nos comportements. Prenons l’exemple de la Suède: j’ai été élevé dans l’approche américaine anglo-saxonne. Quand ma femme, allemande, est arrivée pour la première fois en Suède, elle m’a dit: "Vous êtes si américanisés." Même à la télévision, il y a certaines restrictions sur le doublage. Je pense que l’on doit commencer à regarder les choses du point de vue social. L’un des fondateurs de la sociologie est Marx. Il regarde le monde avec une approche naturaliste.

Dans vos films, vous critiquez le "contemporain" ou l’art contemporain, alors que vous sortez du classique vous-même…  

J’en suis content parce qu’un réalisateur ou un artiste donnent aux êtres humains la possibilité de voir le monde différemment. Les grands artistes que je connais m’ont donné une autre perception du monde. je me dirais, par exemple, j’ai un instant à la Roy Andersson… Quand quelqu’un dirait j’ai une révélation à la Ruben Östlund, je serai content d’avoir donné des lunettes aux gens et ils seront capables de voir le monde différemment.

Que faites-vous pour que le succès ne vous monte pas à la tête?

J’ai un enfant d’un an, je suis également un peu avancé en âge. J’ai travaillé dans l’industrie depuis que j’avais vingt ans. J’étais skieur et j’ai commencé par des films d’action de sport. J’ai longtemps fait cela. Je travaille toujours avec les mêmes personnes depuis des années. Ma femme est la critique la plus sévère que je connaisse. Je lui demande d’avouer que je ne suis pas aussi terrible que cela…

Que gardez-vous de l’enfant que vous étiez?

Ma mère était peintre et prof. Elle disait toujours que l’approche d’un enfant c’est de regarder le monde avec curiosité. C’est ce qui rend la vie digne d’être vécue. C’est ce que j’essaie de garder.

Marie-Christine Tayah
Instagram: @mariechristine.tayah