"Je vais te présenter quelqu’un de très bien, de très très bien." Chaque séjour au pays est l’occasion de rencontres arrangées par la famille, provoquées par les amis. Comme à l’époque de nos grands-mères et de nos mères. Lors de ses passages au Liban, la jeune fille se plie au rite. Sceptique, excitée. Envie d’y croire, malgré tout, en dépit. Le jeu du mensonge à soi, son goût en gorge, doux acide.

Regards ordinaires. Ils ont le sérieux de ce qu’ils incarnent: partis potentiels, conformes au désir maternel. Étrangers au désir. Tout est là, jusqu’au présage de l’ennui à venir. Pas immédiatement. Assurément. Répliques interchangeables de célibataires qui lui ont été présentés les années d’avant. Engoncés dans des costumes droits comme des murs, calés dans la rugosité de leur voix. Protégés, pour certains, par une moustache bien taillée. Pour d’autres, par la maîtrise de la langue française. Ils collent à leur fonction, respectabilité quasi paternelle. On les a pourtant sélectionnés: les plus modernes, les plus cultivés. Ni trop tôt ni trop tard: on calcule le moment de s’éclipser comme spontanément, dans des mimiques qui se retiennent. On disparaît, tous; elle se retrouve avec lui. Seule avec, seule à deux, dans un tête-à-tête artificiel.

Elle redevient aussitôt la petite fille d’avant dans son corps d’adulte. Surmonter sa timidité irrationnelle, escamoter le sentiment de ridicule. Stoïque, elle se réfugie dans le sourire de toujours, résolue à aller au bout de son périple oriental. N’est-elle pas aussi libanaise? Son opinion sur l’homme de la soirée ne tempère pas son ardeur à lui plaire: elle a le sentiment de passer une épreuve à l’échelle nationale, d’être testée à travers son regard. L’essentiel serait d’être approuvée, malgré l’exil; reconnue comme une des leurs, en dépit de leurs divergences. Quelqu’un de bien, autrement.

Leurs questions (identiques) accentuent la distance. Les échanges résonnent longtemps en elle, avec les interrogations des uns, les doutes des autres.

— Alorrs, comme ça, tu vis en Frrance depuis plusieurrs années?

— Mais comment tu fais pour supporrter les Frrançais?

— Tu ne vas pas rrester comme ça éterrnellement loin de chez toi? Si? Tu ne penses pas rrentrrer dans ton pays? Jamais?

Les discussions tournent autour des mêmes sujets, jusqu’au malaise dont la jeune femme retarde l’évidence. Leur intérêt forcé la heurte. Leur sollicitude est intrusion chargée de sous-entendus, elle ne sait plus les déchiffrer. Prise au piège des réponses qu’elle teste. Qu’elle regrette souvent. Elle redouble de verve. S’épuise à jongler entre les injonctions extérieures et sa propre sensibilité: écouter ces hommes, deviner leurs attentes, chercher à coïncider avec l’image qu’ils se font d’une épouse parfaite, doser sa spontanéité, surveiller sa posture… Mais elle ne tient que le temps de perdre tout espoir. Très peu de temps. La rencontre peine, dans les deux sens: elle n’est pas crédible. Pas assez libanaise, elle remettrait aussi en question leurs croyances, bousculerait leur assurance.

La connexion manque au rendez-vous. Renoncer. Triste et soulagée. Un peu honteuse, déstabilisée par des jugements présumés. Elle se voit, le temps d’un dîner, à travers leur regard. Elle perçoit sa vie, ses journées, ses valeurs, au tamis de leurs prunelles fixes. Sans nuances. Échos qui se ressemblent. Qui la renvoient à sa singularité. L’impossible correspondance. Rejet tacite, réciproque et poli. Le désenchantement. À chaque séjour, l’écart grandit. Devoir vivre avec ce paradoxe, prise entre la désillusion de l’appartenance et son attachement au pays, son amour immense pour les siens. De retour à Paris, même constat inversé, elle ne serait pas assez française, ils le sont trop. Devoir vivre avec ce paradoxe, à l’image de ce qu’elle est devenue, ni ni.

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