Une seconde d’éternité est le nom d’une exposition qui, à la Bourse de commerce, présente un ensemble d’œuvres de la Collection Pinault et transporte le visiteur dans un monde habité par la question du temps.  On y voit des œuvres – de Larry Bell, Marcel Broodthaers, Felix Gonzalez-Torres, Philippe Parreno, Anri Sala, Tino Sehgal, Wolfgang Tillmans et autres artistes contemporains de renom – entrer en dialogue autour de cette expérience du temps à la fois éternel et fugace. Un ensemble qui se clôt enfin avec Time No Longer (2021) d’Anri Sala, une œuvre vidéo présentée sur un immense écran courbe épousant le cylindre de la Rotonde, au cœur du musée. Quelques mots au sujet de cet artiste à l’œuvre puissante et insolite.

Originaire de Tirana en Albanie, vivant et travaillant à Berlin, Anri Sala appartient à la dernière génération d’artistes ayant grandi sous le régime communiste d’Enver Hoxha. Peu de temps après la chute de ce régime, il intègre l’Académie des arts de Tirana puis se rend en France afin d’étudier à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, à Paris et au studio Le Fresnoy, à Tourcoing. Son travail a fait l’objet d’importantes expositions monographiques, notamment à la Serpentine Gallery de Londres (2011) et au Centre Pompidou (2012), au New Museum à New York (2016), de même qu’il a été vu à la documente (13) (2012) et dans de nombreuses biennales, en particulier à la Biennale de Venise (1999, 2001, 2003, 2013, 2017), dans le cadre de laquelle Anri Sala a été désigné pour représenter la France lors de sa 55e édition en 2013.

Anri Sala se tourne très rapidement vers la vidéo, et ses premières œuvres, proches d’une méthode documentaire, sont marquées par son pays, son histoire, l’idéologie qui le dominait alors, et par les stratégies mémorielles qu’il met en œuvre: Intervista (1998), Dammi i colori (2003) sont dans cette veine. À partir de 2005, un autre langage se met en place, fondé sur le son plutôt que sur la parole. Musique et sons deviennent alors les éléments narratifs d’une œuvre qui emprunte désormais davantage au registre de la fiction. Dans Long Sorrow (2005), il invite le saxophoniste Jemeel Moondoc à performer, suspendu dans le vide depuis le 18e étage d’un appartement inoccupé d’un immeuble berlinois, une longue improvisation inspirée par les sons environnants. The Clash (2010), qui se déroule dans la salle de concert désaffectée d’un bâtiment moderniste à Bordeaux où le groupe The Clash s’était produit, et 1395 Days Without Red (2011) sont deux vidéos plus récentes qui témoignent de l’importance de la musique et de l’architecture.

Anri Sala, 1395 Days Without Red (2011)

1395 Days Without Red (2011) que l’exposition Une seconde d’éternité propose dans le cadre d’une carte blanche accordée en épilogue de ce parcours à Anri Sala, avec quelques autres – Take Over (2017) et Nocturnes (1999) –, appartient donc à cette deuxième période. L’artiste y filme une femme (Maribel Verdu) qui traverse Sarajevo au moment du siège de la ville de qui a duré mille trois cent quatre-vingt-quinze jours, de 1992 à 1995, pour se rendre à une répétition d’orchestre de la philharmonie de Sarajevo qui n’a pas arrêté ni de répéter, ni de donner des concerts pendant ce siège qui fut le plus long de l’histoire moderne. Pendant le siège, des milliers de citoyens ont dû traverser la "Sniper Alley", surnom de l’avenue principale de Sarajevo. C’est donc un jour comme un autre que filme Sala, encore un autre parmi ces 1395 jours de siège, durant lequel les deux récits de la répétition de l’Orchestre philarmonique de Sarajevo et celui du parcours de la jeune musicienne qui traverse la ville assiégée en fredonnant la Symphonie n°6 "pathétique" de Tchaïkovski, s’entrelacent pour se rejoindre. Deux récits donc qui, mêlant l’intime et le politique, nous invitent à travers la mémoire collective d’une ville, mais aussi au-delà des contextes géographiques et géopolitiques, à interroger l’universalité des émotions: "Le plan large, c’est la situation géopolitique qui percute la vie des gens. En plan serré, c’est la vie du personnage, en l’occurrence de cette femme. À travers elle, à travers sa respiration, cette histoire individuelle s’imprime dans la pièce de musique, particulièrement le premier mouvement de la Pathétique de Tchaïkovski en en dérèglant les ‘tempi’. La respiration est saccadée par l’émotion, le danger, par la course, par la reprise du souffle, en allant même à impacter les fredonnements de la musicienne qui répète l’air dans sa tête tandis qu’elle progresse dans la ville. Soudain, on découvre une nouvelle Pathétique, imprégnée par les ‘tempi’ de l’actualité si l’on peut dire." (Anri Sala)

Anri Sala, 1395 Days Without Red (2011

La ronde du temps et ses fantômes est donc le thème de l’impressionnante pièce intitulée Time No Longer, vidéo sans action ni personnage montrant une platine diffusant une musique inspirée en partie du Quatuor pour la fin du temps de Messiaen, compositeur, organiste et pianiste français (1908-1992). C’est une œuvre musicale en huit mouvements, écrite pour violon, violoncelle, clarinette et piano, composée en hommage à l’ange annonciateur de la fin des temps. Time No Longer s’appuie plus précisément sur l’Abîme des oiseaux, un solo de clarinette réarrangé pour deux instruments, c’est-à-dire pour la clarinette – l’instrument d’origine – et pour le saxophone, faisant de ce troisième mouvement du Quatuor pour la fin du temps une musique pour le temps présent.

Messiaen composa cette pièce pour Henri Akoka, grand clarinettiste français, juif algérien, avec qui il fut détenu par les nazis, à Görlitz. Akoka joua ce solo pour la première et dernière fois, le 15 janvier 1941, devant des gardiens de prison et quelques prisonniers. L’œuvre est aussi une élégie à Ronald McNair, à qui renvoie le saxophone dans la pièce de Sala, l’un des premiers astronautes afro-américains qui est aussi saxophoniste. McNair avait pour projet – jamais exécuté – de réaliser le premier enregistrement professionnel d’un instrument de musique dans l’espace à l’occasion d’une mission de la navette spatiale Challenger. Il fut victime de l’explosion de la navette spatiale américaine Challenger, détruite lors de son lancement en 1986, soixante-treize secondes après son décollage, et son intention est restée dans les limbes, suspendue quelque part entre ciel et terre.

Catapultée dans l’espace, dans l’apesanteur d’une cabine spatiale sans occupants reproduite en images de synthèse, la platine tourne sur elle-même pour émettre une musique sans auditoire où le son de la clarinette alterne et se mêle avec le chant mélancolique d’un saxophone. Plutôt qu’un duo, Time No Longer est une œuvre construite sur ce dialogue, qui traverse les temps, entre les deux présences fantomatiques et leur solitude dans le vide cosmique et la mort. Un dialogue qui est aussi formel et scénographique, entre les cercles du vinyle qui flotte sur les murs courbes de la rotonde et la structure toute cylindrique du bâtiment et de la coupole, dans une rotation en boucle qui semble s’affranchir de la gravité terrestre, engagée dans un mouvement sans fin.

Anri Sala, Time No Longer (2021)

Une seconde d’éternité, jusqu’au 9 janvier 2023 à la Bourse de commerce, Paris.

Sur un commissariat d’Emma Lavigne, directrice générale de Pinault Collection, avec Caroline Bourgeois, conservatrice auprès de la collection, et Matthieu Humery, conservateur auprès de la collection, chargé de la photographie.

Nayla Tamraz
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