Si les trois monothéismes ont leur Ève qui incarne la chute originelle de l’humanité, mais tout autant son développement et son avenir, et que la théosophie a sa Sophia qui, selon le premier philosophe allemand, Jakob Böhme (tel que le présente Hegel lui-même) est l’incarnation de la pureté et de la sagesse divine après lesquelles languit l’humanité postadamique, l’antiquité grecque, elle, a sa Pandore, non sans sa bien célèbre boîte que les dieux lui ont bien ordonné de ne jamais ouvrir. Et, pourtant…

De quelle boîte s’agit-il donc?

L’histoire de cette célèbre boîte de Pandore nous parvient grâce au recueil de poèmes épiques d’Hésiode, Les Travaux et les jours, que l’on date du VIIe siècle avant J.-C. Le poète y raconte, entre autres, la manière dont les dieux de l’Olympe créent Pandore, ainsi que les raisons pour lesquelles Zeus lui remet une boîte en guise de cadeau de mariage, avec la recommandation de ne jamais l’ouvrir. Or, le dieu des dieux sait fort bien que Pandore est d’une curiosité irrépressible, ce sur quoi il compte fortement.

Tout commence lorsque Prométhée, le Titan le plus orgueilleux, vole une part du feu divin aux Olympiens qu’il rapporte sur terre au creux d’une tige de fenouil, pour la donner aux humains. On sait bien comment Zeus l’en punira: Prométhée se retrouve enchaîné ad vitam aeternam au mont Caucase où son foie est dévoré chaque jour par un vautour. Or, son foie repoussant chaque nuit, le Titan, originellement immortel, puisqu’il est le fils du dieu Ouranos et de la déesse Gaïa, doit subir le supplice tous les jours, éternellement.

Mais la colère et la rancune de Zeus ne sauraient être étanchées par ce seul châtiment, fût-il horrible. Le voici qui convoque au moins quatre dieux parmi les plus doués des Olympiens pour concevoir et façonner son invention: Pandore, dont le nom signifie celle qui a tous les dons. Héphaïstos modèle un corps sublime avec de la glaise et de l’eau; Athéna le couvre des plus beaux tissus et le pare de joyaux; Hermès lui met dans la bouche les pires mensonges et Héra sème dans son esprit une curiosité malsaine, une jalousie morbide et un tempérament épouvantable. L’apparence étant d’une perfection éblouissante et l’intériorité d’une dangerosité indéniable, Zeus offre la main de Pandore au frère de Prométhée, le Titan Épiméthée, et comme cadeau de mariage une boîte sertie de pierres précieuses mais dont il ne faut absolument pas ouvrir le couvercle, selon l’ordre reçu par la mariée. Or, celle-ci est bien curieuse et rebelle, comme le sait Zeus. Dès le moment où elle ouvre le couvercle de la boîte interdite, des fléaux s’en échappent pour s’abattre sur l’humanité, jusque-là heureuse et à l’abri de tout mal, dans l’ordre suivant: la Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la Misère, la Folie, le Vice, la Tromperie, la Passion, l’Orgueil et l’Espérance. Comme celle-ci vient en dernier et qu’au moment de sortir de la boîte, elle en est entravée parce que, Pandore, apeurée, essaie – vainement – d’en refermer le couvercle, elle demeure tout au bord, alourdie, voire trop engourdie pour bien prendre son envol.

Charles Edward Perugini, La Boîte de Pandore, 1893, huile sur toile.

De la stylistique, de la sémantique et de la rhétorique

Dans la langue, sur le plan stylistique, l’expression "ouvrir la boîte de Pandore" relève du discours métaphorique, qui procède par analogie. Dans cette optique, l’expression désigne une situation au cours de laquelle un individu provoque, par la parole ou par l’action, de manière irréfléchie et imprudente, une suite de conséquences incontournables, malheureuses, voire catastrophiques. Pandore serait, dans ce sillage, toute personne qui agit, en dépit des conseils avisés des uns et des autres, de sorte à générer de graves problèmes successifs. Quant à la boîte en question, elle désigne toute composante dont on connaît la dangerosité et dont on devrait, par conséquent et en bonne intelligence, se retenir d’approcher.

Sur le plan sémantique, nous sommes invités à noter que le dernier fléau cherchant à s’échapper de la boîte de Pandore est bien l’Espérance, et non l’Espoir. Même si d’aucuns ont l’habitude de confondre les deux mots, il n’en demeure pas moins que ce ne sont pas là des synonymes. En effet, l’"espoir" est à dimension humaine, il est lié à la pensée, aux émotions, aux sentiments, mais aussi aux situations et circonstances qu’un individu traverse. Il est, en outre, nécessaire, aux êtres humains parce qu’il leur permet de transcender l’échec en allant vers des horizons de réussite. L’espoir est donc limité dans le temps et étroitement lié au contexte au sein duquel il émerge. Il peut bien être déçu, meurt du fait de la déception et sait aussi se renouveler avec l’avènement d’autres circonstances. L’espérance, pour sa part, de facture plus philosophique, semble bien être en relation avec une dimension transcendante, voire métaphysique. Souvent, elle côtoie la foi, religieuse ou pas, la confiance pure en le principe pérenne de la vie. Elle est, en d’autres termes, une posture au monde qui relève de la croyance en l’intemporel, l’inaltérable. Aussi n’est-elle pas limitée dans le temps, ni circonscrite dans l’espace, encore moins tributaire d’une situation quelconque ou de quelque circonstance que ce soit. En contrepoint, si le désespoir désigne un profond abattement moral, il n’est pas forcément définitif, pendant même que la désespérance, elle, est radicale et définitive.

Enfin, sur le plan rhétorique, on pourra bien se rappeler que, selon Aristote, pour s’assurer de faire adhérer l’interlocuteur à l’idée que l’on expose ou que l’on défend, on devrait pouvoir considérer les arguments aptes à pouvoir persuader et, mieux encore, les présenter dans un ordre fortement suggestif, en allant toujours du moins important au plus important, la mémoire s’attachant en règle générale à ce qui arrive en fin d’énumération (ce que les neurosciences désignent de nos jours par le "biais de récence"). Quoi qu’il en soit, si nous revenons au texte d’Hésiode, nous verrons que, des 11 malheurs échappés de la boîte de Pandore pour devenir les fléaux de l’humanité, l’Espérance arrive en tout dernier. Elle serait, de ce fait, le fléau le plus grave, le plus lourd et, sans doute, le seul qui soit permanent. Elle est, d’ailleurs, rappelons-le-nous, lourde et engourdie, tant et si bien qu’elle demeure tout au bord de la boîte ouverte, bord depuis lequel elle appesantit les êtres humains, les engourdit, en habitant définitivement les méandres de leur esprit, les empêchant d’être clairvoyants, d’agir, les rendant prisonniers à vie de chimères et d’absurdités.

En somme, si l’espoir est attente, soit-elle déçue au bout du compte, l’espérance, à en croire le mythe de Pandore, est figement et pétrification.

Gustav Klimt, L’Espérance, 1907, huile sur toile.

Les Libanais aux prises avec l’espérance

En nous penchant sur notre situation, il semble bien que nous, Libanais, sommes des incorrigibles de l’espérance. Alors même que nous sommes en tous points et à tous les niveaux entourés de preuves tangibles et indéniables de notre anéantissement, nous continuons de croire en l’imminence d’un miracle. Alors même que les saints eux-mêmes n’y croient plus du tout!

Du fond même des abysses (sachant que, dans la langue, les abysses sont sans fond), nous persévérons dans notre foi en la réversibilité de notre situation. De tous les maux échappés de la boîte de Pandore, en l’occurrence la Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la Misère, la Folie, le Vice, la Tromperie, la Passion, l’Orgueil, il n’y a pas un seul qui ne nous ait rongé jusqu’à l’os, que dis-je, jusqu’à la lie! Et, l’Espérance, elle, a enfin compris pourquoi elle était demeurée tout au bord de la boîte. Parce que l’Espérance a une vocation! Insoupçonnée jusque il y a un temps! Sa vocation aura été d’enténébrer de la plus obscure opacité notre esprit de Libanais, tant et si bien que nous ne puissions prendre tout ce qui nous arrive d’épouvantable, d’horrifiant, d’inhumain que comme le tremplin d’une situation meilleure, le passage obligé vers la délivrance et l’affranchissement de tout malheur.

Pétris d’espérance, hantés par l’espérance, devenant nous-mêmes l’Espérance en soi, nous nous racontons tout le temps le mythe de la genèse selon lequel Ève accouchera obligatoirement dans la douleur et que cette douleur sera la condition sine qua non du développement de l’humanité. Sauf qu’il est très clair que nous sommes profondément amnésiques de l’évolution du monde et de la possibilité, depuis environ sept décennies, de l’accouchement sans douleur. Aucune douleur.

Espérance. Ou absurdité des absurdités.