Ces dernières années, les études anatomiques ont révélé la place majeure du clitoris dans la sexualité. De cette simple découverte pourrait découler une véritable révolution des rapports de genre. Depuis 2019, deux femmes médecins libanaises se sont emparées de la cause. Via les réseaux sociaux, elles mènent des campagnes de sensibilisation et d’éducation sexuelle, destinées aux femmes comme aux hommes, au Liban et par-delà les frontières.

Le mouvement #Metoo a remis à l’ordre du jour la question de l’intimité, soulevant les thèmes du consentement, de la sexualité et du plaisir féminin. Longtemps caché, méconnu ou nié, le clitoris est progressivement devenu l’organe emblématique de l’émancipation sexuelle des femmes et de la réappropriation de leur corps. Dans certains pays, l’intégration du clitoris dans l’espace public tend à supprimer la honte qui lui était autrefois associée. En cette Journée internationale des droits des femmes, il s’affirme en tant que symbole des luttes féministes.

En témoigne le succès de la web-série Clit Révolution visible sur le site de France TV, précédée par le compte Instagram du même nom. Réalisé par les deux militantes du groupe Femen, Elvire Duvelle-Charles et Sarah Constantin, en 2019, ce documentaire explique comment le clitoris est devenu le symbole politique du plaisir confisqué et du contrôle sur les corps des femmes. Car ce n’est qu’en 1998 qu’est réalisé le premier dessin anatomique de cet organe. Dix ans après, la première échographie sera effectuée. La première modélisation 3D date quant à elle de 2016. Le clitoris constitue ainsi l’organe à l’anatomie la plus tardivement déchiffrée. Et cela, parce que c’est un tabou.

Encore plus tabou au Liban

La docteure Sandrine Atallah a été la première dans le monde arabe à aborder la sexualité, dès son retour au Liban en 2007, après trois ans d’études à l’étranger durant lesquelles la médecin de formation s’est spécialisée en psycho-sexologie. Réalisant le manque d’information chez les patient-e-s, elle anime en 2010 sa propre émission télévisée, Lezim taaref, avec son collègue Labib Ghulmiyyah sur la chaîne LBC. "Le plaisir féminin est un sujet tabou autour duquel il y a beaucoup de fausses croyances", confie-t-elle lors d’une interview à Ici Beyrouth.

En parallèle, elle lance une campagne d’éducation sexuelle sur les médias sociaux, tout d’abord YouTube, puis Instagram et TikTok, ainsi que le podcast Hakeh Sareeh, afin d’expliquer ce qui est scientifiquement correct. "Au Liban et dans les sociétés arabes, le sexe apparaît au centre de tout, pourtant il est refoulé tant qu’on n’est pas marié. La religion fait obstacle à l’épanouissement sexuel de la femme comme de l’homme. Ce problème, qui se trouve à la base, a des conséquences sur la vie du couple."

Depuis 2019, elle travaille en collaboration avec la docteure Gaël Abou Ghannam, gynécologue spécialiste de la fertilité, qui s’intéresse davantage à la partie physique. Outre le travail auprès des patientes, les deux médecins réalisent des vidéos sur YouTube qui parlent de sexualité. Contactée par Ici Beyrouth, la docteure Abou Ghannam raconte: "La plupart des consultations concernent les douleurs vaginales qui peuvent, dans certains cas, mener à l’impossibilité d’avoir des rapports. Le vaginisme, c’est-à-dire la contraction involontaire du vagin, est la plaie de la femme au Moyen-Orient. Ce syndrome est dû au tabou de la sexualité depuis l’enfance, à la peur d’avoir mal, à l’interdiction de se toucher, ou de se regarder."

 

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Pour cette gynécologue formée au Liban, en Belgique et en France, le problème du manque d’éducation sexuelle touche toutes les communautés religieuses. "L’idée que les femmes n’ont pas de relations sexuelles avant le mariage est très hypocrite. Ça induit un manque de contraception, alors que l’avortement est interdit. Les hommes veulent épouser des vierges même si eux ont déjà eu des relations." La docteure est ainsi confrontée à de nombreuses demandes d’opérations afin de rétablir un semblant de virginité chez les femmes, ce qui entraîne inévitablement des douleurs et des saignements abondants au moment des rapports. "Comment avoir une vie sexuelle épanouie ensuite? Les femmes n’osent pas dire les choses! Heureusement, ça commence à évoluer chez les jeunes", remarque-t-elle.

La docteure Gaël Abou Ghannam a créé son propre podcast Hakawati qui parle de grossesse et de contraception. Elle propose également des cours en ligne aux parents qui souhaitent sensibiliser leurs enfants ou leurs adolescents aux questions liées à la sexualité car, selon elle, il y a un manque dans ce domaine. "Il faut changer les mentalités. Ce mouvement existe partout dans le monde mais la situation est pire au Moyen Orient. Émanciper les femmes par la santé, c’est la clé. Mais les hommes aussi doivent être éduqués. Parce que la société, c’est nous."

Symbole des inégalités de genre

Des initiatives plus récentes ont émergé en Égypte, en Arabie saoudite et dans d’autres pays arabes, avec par exemple The Sex Talk, Mother Being, Al-Hobb Thaaqafa, ou Love Matters Arabic. Certaines ONG parlent aussi de ces questions, telles que Alef Project ou le Centre de détection des maladies sexuellement transmissibles Marsa. Par ailleurs, des séries diffusées à l’international, telles que Sex Education, SKAM, ou des podcasts, placent le clitoris et le plaisir féminin au cœur du sujet. Elles ciblent majoritairement les 15 et 25 ans, abordant les thèmes autrefois peu traités de la sexualité ou des identités de genre.

Pour la docteure Sandrine Atallah, les inégalités dans le plaisir découlent des écarts de genre. Selon elle, la majorité des hommes auraient un orgasme au moment des relations, tandis que seules 20% des femmes hétérosexuelles l’atteindraient. Le pourcentage serait en revanche de 88% chez les femmes homosexuelles. "De récentes études montrent que le plaisir féminin est clitoridien. Les femmes se taisent ou simulent car elles se croient anormales. Ce problème médical relève plutôt de la culture, de la politique et de la morale dans le contexte des sociétés patriarcales. Les films pornographiques véhiculent aussi une vision faussée, souvent agressive et dominatrice, des rapports sexuels. Les deux partenaires ont les mêmes droits au plaisir et au corps", explique-t-elle.

Pour elle, le travail sur les réseaux sociaux est une façon ludique et provocatrice d’attirer l’attention sur les différents problèmes liés à la sexualité: les peurs et les douleurs mais aussi l’absence de désir, la masturbation, l’érection, l’éjaculation précoce, l’anxiété face à des partenaires expérimenté-e-s, le syndrôme de la maman et de la putain, ou le refus d’avoir des rapports sexuels avec la femme aimée. Face à ces sujets, les réactions sont multiples: parfois positives, accompagnées de remerciements, parfois violentes comme sur TikTok, où les vidéos de la docteure Atallah disparaissent la plupart du temps suite à des signalements par certains usagers, surtout lorsqu’il s’agit de plaisir féminin ou d’homosexualité. Sur Instagram, ses vidéos sont tout simplement masquées et restent invisibles pendant quelques jours.

Le 8 mars dernier, la docteure Sandrine Atallah a été invitée par la chaîne libanaise MTV pour parler d’éducation sexuelle dans l’émission 3a Gheir Kawkab animée par Pierre Rabbat. "C’était un piège, j’ai été lynchée, insultée. On m’a dit que j’essayais de séduire avec ma voix sexy, que je disais des mots inappropriés en arabe comme mahbal (vagin). J’en suis sortie très abattue."

Suite à cela, la sexologue a reçu des messages de soutien sur Twitter. Une partie de l’équipe de l’émission a été renvoyée, Pierre Rabbat a même présenté des excuses sur Twitter, avant de les retirer. Cela la pousse à cette conclusion: "On doit commencer par libérer la parole. Que les femmes arrêtent d’avoir honte et s’assument. Les découvertes d’Odile Buisson dans les années 1980 montrent que le point G est lié au clitoris. Cela remet ainsi en question la vision patriarcale phallocentrique car dès lors, la femme n’a plus besoin de l’homme."