Du 1er avril au 22 septembre 2022, Aqua Mater, du photographe Sebastião Salgado, sur le parvis de la Défense.

L’eau, sa fragilité, mais aussi la beauté des écosystèmes qui l’abritent, c’est le propos de l’exposition "Aqua Mater" de Sebastião Salgado qui se tient depuis le 1er avril 2022 sous un pavillon de 1.000m2, construit pour l’occasion par l’architecte colombien Simon Vélèz, inspiré des malocas, les grandes maisons communautaires des tribus amérindiennes, et monté sur le parvis de La Défense à Paris. Cette immense cathédrale de bambous abrite quelque cinquante photographies spectaculaires en noir et blanc et en grand format, issues des innombrables voyages du photographe à travers la planète, de l’Amazonie à l’Islande, de l’Arctique au Sahara.

Ces impressionnantes vues de déserts, de mers, de forêts et de cascades "racontent l’histoire de l’eau en abondance et celle dont manquent ceux qui vivent dans des camps de réfugiés dans le désert", explique Salgado. Se proposant comme une "quête du monde des origines, des paysages, des animaux et des peuples qui ont su échapper au monde contemporain" tout en documentant la destruction des forêts et des sources d’eau, "Aqua Mater" veut donc être un projet politique qui associe la culture et l’environnement sous le patronage de l’Unesco et qui voudrait conduire à une prise de conscience et à une action.

Fils de propriétaire terrien, né dans la "brousse brésilienne" du Minas Gerais, Sebastiaõ Salgado suit des études d’économie en militant dans les mouvements marxistes, dans ce Brésil de la junte militaire des années soixante. Il se trouve contraint de fuir la dictature brésilienne, en 1969, avec sa femme, et ne retrouvera son pays qu’en 1979 après l’amnistie politique. Autodidacte, Il intègre successivement les agences photographiques Sygma (1974-1975), Gamma (1975-1979) et Magnum (1979-1994), avant de fonder avec son épouse Lélia Wanick leur propre agence, Amazonas Images. Il est connu pour ses travaux en argentique noir et blanc qui a évolué en un processus "hybride" argentique/numérique économiquement plus viable que le "tout argentique". Il réalise ses prises de vue en numérique mais, ne souhaitant pas regarder ses photos sur un écran, les fichiers numériques sont tirés sous forme de planche-contact. Les photos sélectionnées sont alors traitées avec le logiciel DXO filmpack qui permet de rajouter du "grain" argentique.

Avant "Aqua Mater", Salgado avait déjà travaillé sur de nombreux projets qui ont débouché à la fois sur des expositions et sur la publication de livres, observant la vie de ceux qui vivent et qui travaillent dans des conditions difficiles: migrants, mineurs, victimes de la famine… Depuis le début des années 2000 toutefois, certains journaux (dont le New York Times) critiquent ses photographies, ainsi que l’essayiste, romancière et activiste américaine Susan Sontag (1933-2004), celle de qui on tient qu’"écrire sur la photographie, c’est écrire sur le monde". Salgado est accusé d’utiliser de manière cynique et commerciale la misère humaine et de rendre belles des situations dramatiques.

Notamment connue pour son recueil d’essais intitulé Sur la photographie, écrits entre 1973 à 1977 et qui ont fortement influencé la pensée sur ce medium, Susan Sontag y interroge la relation de la photographie avec le réel, la force perturbante des images de guerre ou de misère, ainsi que le processus d’empathie – ou d’apathie – qu’elles engendrent. Devant la douleur des autres (2003) évoquera, à propos d’une exposition de Sebastião Salgado, les questions posées par l’inauthenticité du beau et l’esthétisation du malheur: "Je me méfie de la compassion suscitée par des photos et que ne prolonge aucune réflexion. Je crois que la réflexion doit se substituer à l’incantation généreuse, qui n’est souvent qu’un simulacre."

Mais on pense aussi à Roland Barthes qui, à propos de "The Family of Man", exposition qu’Edward Steichen réalise au MoMA en 1955, parle de cette imposture "qui consiste à placer la nature au fond de l’histoire" (Mythologies, Seuil, 1957), comme on peut penser à Jean Rouch qui, dans les années 50, transforme le cinéma ethnographique en associant les peuples à la construction de leurs images.

Plus largement donc, on reproche à Salgado de ne retenir que les traits qui confirment le mythe d’un paradis perdu des intouchés, tandis que ceux qui le contredisent sont écartés, ce qui s’oppose fondamentalement à une démarche documentaire. Bien sûr, on lui reproche aussi les centaines de milliers d’euros nécessaires pour financer ces projets et, last but not least, le fait que son projet de reboisement de l’Amazonie, dans lequel il est très actif (là où le photographe se double d’un activiste), n’est en fait que la reforestation des milliers d’hectares que Salgado possède. Et, bien sûr, son entrée à l’Académie des beaux-Arts en 2017, dans le saint des saints de la culture officielle, n’aide pas.

Pour en revenir tout de même à ce travail qui n’en finit pas de faire la controverse et de fasciner tout à la fois, rappelons qu’en 2014, Wim Wenders, l’un des représentants majeurs du nouveau cinéma allemand des années 1960-1970, et Juliano Ribeiro Salgado, le fils du photographe, réalisent un documentaire qui accompagne le projet "Genesis", une œuvre monumentale réalisée entre 2004 et 2012, ode à la nature composée de photographies, toujours en noir et blanc, de paysages, de faune, de flore et de communautés humaines qui vivent encore selon leurs traditions ancestrales. Présenté dans la sélection "Un certain regard" du festival de Cannes 2014, le film remporte le prix spécial. Le Sel de la Terre (The Salt of the Earth) exalte donc la beauté de la planète, tout en montrant des contextes de famines, d’exodes et de guerres qui constituent ce monde que Salgado a parcouru pendant plus de 40 ans, muni de son appareil photo. Et dans la lignée de "Genesis", Sebastião Salgado dévoile en 2021 "Amazônia" dans une exposition majeure à la Philharmonie de Paris. Ce voyage dans les profondeurs de la forêt tropicale brésilienne, au cœur des tribus indiennes, s’accompagne de l’album Amazônia de Jean-Michel Jarre. Les mélodies de Jarre sont fluides et tranchent avec les musiques électroniques plus industrielles qui sont aussi plus liées à l’univers des villes et de la technologie. Il s’agit pour Jean-Michel Jarre de "recréer ou évoquer le timbre des sons naturels, auxquels s’ajoutent des sons issus de l’environnement, et enfin des sources ethniques (voix, chansons et instruments) issus du fonds d’archives sonores du musée d’ethnographie de Genève", pour une expérience immersive donnant l’impression d’être réellement dans la forêt amazonienne.

C’est à cette même expérience que nous sommes conviés avec "Aqua Mater" où, dans ce temple de bambou qui laisse passer le vent, on entend l’eau qui jaillit des sources premières.

À voir jusqu’au 22 septembre, une exposition qui relance le débat de l’esthétique et de l’éthique.