Le flamenco oscille entre recréation et dépassement des stéréotypes, ces derniers poussant, malgré tout, les artistes à questionner leur art et, par là-même, à le renouveler.

On parle de flamenco et déjà, on entend le martèlement des talons, le chant déchirant, les olé claquants, le grattement de la guitare, on entrevoit les courbes du dos des danseurs, l’arc des bras, les yeux enflammés…

Cet art qui met en dialogue musique (toque), chant (cante) et danse (baile) appelle donc à un florilège d’images précises qui montrent bien qu’il s’est construit autour de nombreux stéréotypes. Cependant, loin de s’ankyloser, le flamenco a su tirer profit de ces clichés en les exploitant commercialement, comme l’explique le chercheur Diego Farnié. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle, période du renouveau du flamenco, que cet art atteint une maturité artistique qui entraîne une relecture critique de ces poncifs par les artistes eux-mêmes. Retraçons-en quelques-uns à travers la danse flamenca.

Un art gitan ?

Si le stéréotype du flamenco comme art essentiellement gitan peut perdurer dans la conscience collective, il est important de nuancer cela. Car s’il y a des gitans dans de nombreuses régions du monde, alors que le flamenco n’est né qu’en Andalousie. C’est le syncrétisme culturel qui a eu lieu dans cette région qui a conduit à sa création. En effet, les traditions des natifs andalous ont rencontré la culture arabo-musulmane, celle des gitans, des mozarabes chrétiens et aussi des juifs. Sophie Galland le dit joliment bien dans Le Courrier (no 66, janvier 1993): le flamenco "renferme aussi et surtout les trois mémoires de l’Andalousie, mêlées de façon inextricable: la Musulmane, savante et raffinée; la Juive, pathétique et tendre; la Gitane enfin, rythmique et populaire". La période des cafés-cantante (littéralement "cafés chantants") entre 1860 et 1920, va affirmer ce métissage artistique et donner sa forme élaborée au flamenco. C’est sur ces scènes, nées dans le quartier de Triana, à Séville, ancêtres des tablaos d’aujourd’hui (lieux où se déroulent les spectacles de flamenco) que les gitans et les Andalous ont pu rassembler leurs éléments culturels respectifs et les affiner. Art du peuple, issu de la terre et des rencontres des hommes, le flamenco possède, certes, des racines folkloriques, mais c’est lors de son passage par le tamis des différents artistes qu’il est devenu l’art que l’on connaît aujourd’hui.

Un art macho, sauvage et spontané?

S’il y a bien un stéréotype qui perdure férocement, c’est l’image de l’extrême macho en flamenco. Le chercheur et danseur Fernando López Rodríguez explique dans son ouvrage Historia Queer del Flamenco: "Le flamenco est né macho. C’était une réponse à la culture française, un art qui niait tous les codes des Lumières et qui était basé sur l’excès et la passion." Danse de force et de puissance, le danseur se doit de reproduire ce cliché. Cependant, Lopez fait part du désir des artistes de proposer des spectacles plus conceptuels, où l’expérimentation par le mouvement a une place importante et où peuvent se manifester des sensations différentes dans la palette expressive du flamenco: fragilité, douceur, légèreté, etc. Lui-même offre une manière novatrice de pratiquer le flamenco, avec une approche qui remet notamment en question le genre et le machisme. De nombreux artistes de flamenco cherchent à faire évoluer une gamme plus riche de sentiments et à sortir de ce que le professeur et écrivain Bernard Leblon définit comme une "esthétique de la souffrance et du paroxysme". Certains artistes la remettent en question à travers une véritable réflexion philosophique ou expérimentale, voire avec de l’humour dans leur danse. Le danseur et chorégraphe Israel Galván est un des exemples les plus parlants: il mêle dans un rapport étroit formes contemporaines de danse et flamenco traditionnel, cultivant une singularité insaisissable, entre humour et gravité.

Une danse genrée?

Contrairement à de nombreuses danses, le flamenco n’accentue pas la différence genrée. Tout d’abord, il se danse seul, mais il arrive que des duos se fassent. Dans ce cas, il y a très peu de contacts entre l’homme et la femme qui dansent de façon très indépendante. Et dans leur jeu de séduction, l’échange est égalitaire, sans leader ni rôles genrés trop marqués. Ensuite, le genre n’est pas tout à fait différencié dans la technique chorégraphique. En effet, le flamenco se danse à peu près de la même manière pour la femme et pour l’homme. Seules certaines catégories sont, à la base, destinées à la femme, notamment avec des accessoires particuliers: les éventails, le pico (grand châle à franges) ou avec la bata de cola (littéralement "robe avec une queue"; c’est une jupe ou une robe traditionnelle de flamenco avec une traîne à nombreux volants). Mais de nos jours, beaucoup d’artistes reprennent à leur compte des danses qui ne leur sont pas "destinées" selon la tradition: il arrive que des hommes dansent en robe comme Joaquim Cortes qui entre sur scène dans un de ses spectacles avec une très longue bata de cola noire. Les danseuses aussi délaissent les robes au profit de pantalons hauts comme la grande Carmen Amaya. C’est ainsi que danseurs et danseuses se réapproprient les accessoires les uns des autres, brouillant encore plus la piste des genres que le costume pouvait marquer.

Finalement, les stéréotypes sont en partie à l’origine du succès du flamenco, rendant ce dernier facilement identifiable, avec une grille de lecture adaptée à un large public. Cependant, le flamenco oscille entre recréation et dépassement des stéréotypes, ces derniers poussant, malgré tout, les artistes à questionner leur art et, par là-même, à le renouveler. Le flamenco continue d’impressionner, de séduire et d’envoûter, plus vivant que jamais.