
Beyrouth Forever, le polar de David Hury, explore avec une rare intensité les mémoires enfouies du Liban. Entre enquête criminelle et réflexion sur l'Histoire, ce roman sombre et nécessaire interroge les failles d'une société gangrenée par la corruption, le déni du passé et la dissimulation de la vérité.
Publié en janvier 2025 aux éditions Liana Levi, Beyrouth Forever marque une évolution dans le parcours littéraire de David Hury. Avant cela, il avait déjà exploré d'autres genres, avec des romans historiques comme Mustapha s'en va-t-en guerre (2021) et Sans nouvelles depuis Drancy (2024), ou encore Pentes douces (2017), un roman illustré. Dans un entretien avec Ici Beyrouth, l'auteur revient sur son passage du journalisme à la fiction. Après le lancement parisien, une rencontre-débat est prévue à Beyrouth le 21 février, à 17h, à la Librairie Antoine (Sin el-Fil).
À travers l'histoire d'un inspecteur désabusé, confronté à une enquête aux ramifications politiques et historiques complexes, Beyrouth Forever dresse le portrait d'un Liban gangrené par la corruption, la mémoire manipulée et une impuissance structurelle. Roman noir? Thriller politique? Chronique sociale? Ce texte est un peu tout cela à la fois. En filigrane, une question obsédante traverse ses pages: que reste-t-il de la vérité dans un pays où le passé n'a jamais été pleinement assumé ?
Un polar au cœur d'un système corrompu
Le roman s'ouvre sur un Beyrouth étouffant, rongé par la chaleur et l'immobilisme. Marwan Khalil, inspecteur à la brigade criminelle et ex-milicien chrétien qui n'a jamais pu tourner la page de la guerre civile de 1975, traîne sa carcasse et son cynisme dans les couloirs délabrés d'un commissariat où la bureaucratie pèse plus que la justice. Dès les premières lignes, le ton est donné: “L'immeuble est austère, l'atmosphère délétère. Le soleil n'est levé que depuis trois heures, mais l'air est déjà moite et salé.” La ville elle-même semble participer à l'étranglement moral des personnages.
L'enquête de Marwan démarre avec la découverte du corps d'Aimée Asmar, une vieille femme retrouvée morte dans son appartement. D'abord traitée comme une mort naturelle, l'affaire prend rapidement une tournure plus complexe lorsqu'on apprend qu'Aimée travaillait sur un manuscrit controversé: une tentative de récit unifié de l'histoire du Liban, de 1943 à 2020. Ce projet, qui peut paraître anodin ailleurs, devient ici une menace. Dans un pays où chaque communauté détient sa propre vérité historique, vouloir en établir une version commune, c'est déjà prendre parti.
À mesure que Marwan avance dans son enquête, il est confronté à des pressions venant “d'en haut”. Sa hiérarchie lui intime de clore rapidement l'affaire, signe évident que la mort d'Aimée dérange. “Ceux d'en haut ne lui avaient pas laissé le choix. Il espère surtout que cette affaire de merde sera la dernière de sa carrière”. Marwan sait qu'il est pris au piège d'un système où la vérité est une variable d'ajustement. Son désenchantement fait écho à celui de tout un peuple, résigné à voir les enquêtes enterrées avant même d'avoir commencé.
La manipulation du passé
L'élément central du roman est ce manuscrit inachevé. En tentant de reconstituer un récit historique partagé, Aimée Asmar a mis le doigt sur un tabou national: l'histoire du Liban est éclatée en une multitude de récits parallèles, chacun servant les intérêts de sa communauté d'appartenance. Marwan comprend rapidement que la disparition du manuscrit et la mort d'Aimée ne sont pas des coïncidences. Ce manuel scolaire unifié, sans cesse repoussé par les factions au pouvoir, à commencer par le Hezbollah, dérange ceux qui tirent profit du statu quo et des divisions communautaires.
Sur ce sujet sensible qui reste brûlant au Liban, David Hury s'est confié à Ici Beyrouth. “Le manuel scolaire libanais est un sujet qui me trotte dans la tête depuis très longtemps. Au début des années 2000, je donnais des cours au master de journalisme francophone de l'Université libanaise. J'étais toujours surpris de constater la méconnaissance totale des étudiants […] pour l'histoire libanaise, et, plus généralement, l'histoire du Proche-Orient. […] Comment voulez-vous faire société si chacun n'apprend qu'une seule version de l'Histoire? Donc oui, c'est un sujet brûlant, un vrai sujet d'actualité…”
Hury illustre ici l'un des paradoxes les plus tragiques du pays: la guerre civile (1975-1990), bien que toujours présente dans les mémoires, reste une énigme collective. Comme le souligne un collègue de Marwan: “Ici, l'histoire, c'est comme un cadavre: on le cache sous un tapis et on fait semblant qu'il n'existe pas.”
La désillusion d'un homme face à son pays
Le personnage de Marwan Khalil incarne cette lutte intérieure entre acceptation et révolte. Ancien combattant des milices chrétiennes durant la guerre, il est devenu policier par nécessité plus que par vocation. Ses illusions ont volé en éclats depuis longtemps, mais une part de lui refuse de sombrer totalement dans le cynisme. Son rapport avec sa fille, Maha, partie vivre en France, symbolise son échec personnel autant que celui d'une génération entière.
Hury excelle dans la peinture d'un Beyrouth schizophrène, où la splendeur des façades rénovées masque à peine la misère qui ronge les fondations. À travers les errances de Marwan, le roman déploie une critique acide d'une classe politique qui se repaît des ruines du pays. Les dialogues sont percutants, souvent empreints d'une ironie amère. “Tu vas voir, dans vingt ans, ils vont encore nous vendre des élections comme une victoire de la démocratie.” Marwan sait que tout est jeu de dupes, mais il continue, peut-être par habitude, peut-être par un reste d'espoir ténu.
Marwan forme avec sa jeune coéquipière Ibtissam Abou Zeid, une chiite idéaliste en rupture avec sa communauté, un duo d'enquêteurs que tout oppose. Sur ce choix narratif, David Hury explique: “Écrire un roman, c'est avant tout écrire des personnages, pour que les lecteurs puissent s'y attacher ou les détester. C'est un procédé très classique que de former des duos que tout oppose: l'âge, le sexe, l'origine sociale, les motivations… Cela me permettait à la fois de raconter deux facettes du Liban, mais aussi la déchirure du personnage principal dont la fille a quitté Beyrouth suite à l'explosion du port en août 2020.”
Pour l'auteur, ce duo antagoniste représente bien plus qu'une astuce d'écriture: “Leur antagonisme saute aux yeux comme une évidence, mais moi, j'y vois plutôt une complémentarité. La question générationnelle est l'une des plus passionnantes au Liban, depuis longtemps…”
Du journalisme à la fiction
Après 18 ans à couvrir le Liban en tant que journaliste, David Hury a voulu passer de l'observation au récit. Cette transition s'est faite naturellement, nourrie par des années de rencontres et d'archives personnelles.
“J'ai été journaliste de nombreuses années à Beyrouth, et il y a toujours eu quelque chose de frustrant dans cette activité: l'impossibilité de raconter ce qu'il y a en marge, ce qu'il y a hors-champ. Les choses dites en “off”, celles qu'on ne peut pas raconter dans des articles. Pendant toutes ces années, j'ai enregistré mes proches, puis des gens moins proches. J'ai accumulé des heures d'enregistrement racontant l'Histoire vue à hauteur d'hommes et de femmes. Ces personnes parlaient de la guerre de 75-90 évidemment, mais pas seulement. Cela fait 10 ans que j'ai quitté Beyrouth, j'ai eu le temps de digérer toutes ces histoires, ainsi que la mienne. Cela a été facile pour moi de piocher dans cette matière pour en extraire de la fiction. Dans Beyrouth Forever, il y a beaucoup de vécu: des choses importantes, mais aussi ces petites choses de la vie quotidienne. Par exemple, quand Marwan, le personnage principal, monte sur le toit de son immeuble pour vérifier le niveau d'eau dans sa cuve et qu'il n'y découvre que 10cm de flotte où surnagent des larves qui gigotent... Combien de fois cela m'est-il arrivé?”
Interrogé sur les sources d’inspiration de ses personnages, et notamment d’Aimée Asmar, l'historienne assassinée, David Hury reste évasif: “Ensuite, pour la construction des personnages, j'ai amalgamé des éléments réels et des éléments totalement fictifs pour chacun de mes personnages. C'est valable pour l'historienne Aimée Asmar comme pour les autres. Avant d'écrire, j'ai constitué pour chacun d'eux une fiche détaillée, avec leurs attributs physiques, leur idéologie, leur background, les blessures profondes qui leur servent de moteur… Dans le cas d'Aimée, je ne vous donnerai pas de noms, mais elle est principalement le mélange d'une femme qui s'appelait Aimée et d'un historien qui a travaillé sur l'une des tentatives de fabrication du fameux manuel scolaire.”
À la question de savoir si la fiction permet parfois de dire certaines vérités mieux que le journalisme, l'auteur répond: “À mes yeux, la fiction donne davantage de liberté, pour raconter une réalité, que la vérité. Je me méfie toujours de ce mot. La vérité selon qui? Moi-même, j'ai un filtre, politique ou idéologique. Je ne prétends pas raconter la vérité, mais j'espère remettre l'église au milieu du village sur certains sujets qui me tiennent à cœur. Le journalisme, lui, est une pratique très différente, mais les deux sont finalement complémentaires pour raconter l'Histoire. D'ailleurs, dans Beyrouth Forever, comme dans mes deux précédents romans, je m'appuie beaucoup sur les faits d'actualité pour mener mon récit. Beyrouth Forever se déroule dans la semaine du 18 au 25 septembre 2023, et j'ai largement pioché dans l'actualité de ces jours-là pour raconter mon histoire.”
Mêlant enquête criminelle, critique sociale et réflexion sur la mémoire collective, Beyrouth Forever est un roman d'une rare intensité. Loin d'apporter des réponses, il pose une question essentielle: comment construire l'avenir quand le passé est une poudrière?
Un roman sombre, implacable, mais absolument nécessaire.
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