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Georgia Makhlouf explore la mémoire et l’émancipation féminine dans Pays amer, un roman qui entremêle les trajectoires de deux femmes libanaises à un siècle d’intervalle. L’une, inspirée de la photographe Marie el-Khazen, affronte les conventions du début du XXe siècle; l’autre, Mona, cherche un sens à son existence dans un Liban contemporain en crise. 

Pays amer (Presses de la Cité, 2024) est le troisième roman de Georgia Makhlouf. Il met en scène deux photographes libanaises séparées par un siècle: l'une évolue dans les années 1920, alors que le Liban se construit, l'autre en 2020, dans un pays en pleine crise. Ce récit, oscillant entre fiction et réalité, s'inspire notamment de la figure de Marie el-Khazen, première photographe libanaise, et explore les échos entre passé et présent à travers le prisme de l'émancipation féminine.

Dans un style élégant qui lui est propre, l'autrice esquisse un double portrait féminin où Marie Karam (personnage inspiré de Marie el-Khazen), libre et audacieuse, refuse les conventions de son époque en s'affirmant comme photographe dans le Liban sous Mandat français. Mona, quant à elle, capture à travers son objectif les métamorphoses d'une ville meurtrie dans le Beyrouth contemporain. Sa découverte du journal intime de Marie, enfoui dans les archives d'un musée, devient le miroir de sa propre quête. En explorant le parcours émancipateur de cette pionnière, elle cherche à éclairer son propre chemin dans une ville qui a perdu ses illusions.

“Ce qui m'a semblé le plus frappant, ce sont les proximités, les ressemblances et les effets d'écho entre ces femmes à un siècle d'écart. Elles ressentent toutes deux dès l'adolescence une sorte d'étouffement dans leur environnement”, confie Georgia Makhlouf dans un entretien accordé à Ici Beyrouth. “Le poids des traditions et des codes de comportement, les définitions strictes des rôles féminin et masculin, l'importance de la réputation qu'il faut préserver comme le bien le plus précieux, tout cela pèse sur elles deux avec autant de violence. Les choses changent en apparence, mais les murs de la prison sont encore debout.”

Mémoire et résistance à travers la photographie

La photographie devient un acte de résistance, une façon de s'approprier son regard et sa lumière pour lutter contre l'oubli et la domination du gris sur la ville et les individus. “Le cadrage, l'éclairage, la composition, autant de manières de recréer son environnement, de porter l'attention sur tel ou tel de ses aspects, de transformer y compris les choses les plus banales qu'on ne sait plus regarder en leur donnant une dimension nouvelle, un sens nouveau”, souligne Georgia Makhlouf. Pour Marie, l'objectif est une arme qui capture des fragments de réalité et leur confère une nouvelle signification. Ses clichés témoignent d'une liberté rare pour une femme de son époque, défiant les codes sociaux. Cette insoumission inspire Mona, qui, à travers son enquête, mesure l'ampleur des résistances toujours présentes dans son propre quotidien.

L'autrice s'inspire librement de la photographe libanaise Marie el-Khazen, dont les clichés ont immortalisé une modernité insoupçonnée au sein d'une société marquée par des normes rigides. Pour construire son personnage de Marie Karam, Georgia Makhlouf s'est appuyée sur des recherches approfondies et des rencontres décisives. “J'ai eu la chance de rencontrer très vite Mohsen Yammine, qui a été le premier à découvrir Marie el-Khazen et à reconnaître son importance et son talent, et Yasmine Nachabé Taan, qui a consacré une étude sociologique à ses photos et a interrogé au cours de sa recherche des membres de sa famille. Ils ont partagé avec moi, avec beaucoup de générosité, des informations capitales et tout ce qu'ils m'ont appris m'a ancrée dans mon désir de redonner vie à cette femme fascinante et tellement originale”, confie-t-elle.

Loin d'une approche purement historique, son travail s'inscrit dans une démarche romanesque où la documentation nourrit l'imaginaire. “Bien sûr, j'ai fait quelques recherches historiques en parallèle sur les mouvements féministes qui ont traversé le Moyen-Orient dès le début du XXe siècle, sur le développement des pratiques photographiques dans cette partie du monde et la façon dont on représentait les femmes, sur l'histoire de Beyrouth, etc., mais je n'ai pas cherché à écrire une biographie ou un ouvrage académique. Mon désir était d'imaginer ce qu'avait été la vie de cette femme, d'éclairer les zones d'ombre et l'énigme de ce personnage hors du commun”, explique Georgia Makhlouf.

L'écriture devient ainsi un exercice d'incarnation, où l'autrice s'efforce de donner chair aux émotions et aux dilemmes de ses personnages. “Et comme toujours dans mes projets d'écriture, je m'appuie sur des faits réels et documentés qui permettent à mon imaginaire de se déployer. Puis je tente de regarder le monde avec les yeux de mes personnages, de les incarner au plus près de leurs tourments et de leurs émotions."

Marie Karam paiera d'ailleurs cher son audace. C'est notamment après avoir organisé une exposition de ses photographies, où des femmes apparaissaient habillées en hommes, que sa famille, incapable de contrôler son esprit libre, finit par la faire enfermer à Asfourieh, un asile où étaient envoyées celles que l'on considérait comme trop rebelles.

Un Liban entre splendeur et déclin

Par le double regard de ses protagonistes, Georgia Makhlouf révèle un Liban aux mille facettes, pays de paradoxes où se côtoient splendeur et ruine, corruption et grandeur, perpétuel changement et éternelle permanence. Les photographies de Marie Karam capturent l'effervescence d'un pays en construction, la magnificence de ses paysages et l'élégance de sa société cosmopolite des années 1920, tandis que l'objectif de Mona témoigne d'une réalité plus âpre, celle d'un pays meurtri par les crises successives, les guerres et les vagues migratoires. Cette dualité temporelle permet à l'autrice d'explorer avec finesse le sentiment d'amertume qui imprègne la société libanaise contemporaine, nostalgique d'une époque où tout semblait possible. Les descriptions de Beyrouth, tour à tour radieuse et défigurée, résonnent comme une métaphore de cette dégradation progressive qui hante la mémoire collective.

Loin d'un simple récit intime, Pays amer brosse un tableau historique détaillé de l'effervescence intellectuelle du Liban sous domination coloniale française. L'autrice dépeint un pays en mutation, où les premiers mouvements féministes émergent, appelant à l'égalité des sexes. Bien que certaines avancées aient eu lieu, les structures patriarcales demeurent profondément ancrées, rendant l'émancipation des femmes un combat toujours actuel.

Georgia Makhlouf dépeint à travers Mona les défis de la femme libanaise moderne. En suivant les traces de Marie, son héroïne mène une quête identitaire dans un Beyrouth troublé, où les conventions sociales continuent de brider la liberté féminine. Cette enquête mémorielle devient un acte de résistance, même si le regard de Mona reste marqué par le désenchantement face aux obstacles persistants.

Donner une voix aux femmes qui ont marqué l’Histoire

L'autrice souligne l'importance de la transmission des figures oubliées. “Il y a des femmes qui ont marqué l'Histoire et dont on ne parle jamais. En leur redonnant une voix, on ouvre une brèche dans le silence.”

Dans cette perspective, Georgia Makhlouf imagine une rencontre entre Marie Karam et la poétesse May Ziadé. Bien que fictive, cette rencontre repose sur des faits historiques, puisque toutes deux ont été enfermées à Asfourieh. Après le décès de ses parents et de Gibran Khalil Gibran, avec qui elle entretenait une relation épistolaire de plus de vingt ans, May Ziadé revient au Liban pour y chercher du réconfort. Son cousin en profite pour la spolier de son héritage et la fait interner à son tour, marquant une autre tragédie de l'histoire des femmes contraintes au silence.

En plus de l'héritage photographique, le roman interroge la capacité des femmes à prendre la parole à travers l'art. “Oui, en effet, je pense que la création artistique offre aux femmes un espace de liberté démultipliée qui n'existe pas dans la société. L'art est ce pays sans frontières qui permet à chacun et chacune de trouver un espace à soi, un territoire à investir, une façon de vivre et de penser le monde singulière et unique”, souligne l’autrice.

L'écriture de Georgia Makhlouf, à la fois précise et poétique, sert magnifiquement cette réflexion sur la transmission et la quête de sens. 

Plus qu'un roman historique ou un récit de destinées individuelles, Pays amer est un livre féministe qui, sans tomber dans le didactisme, questionne la place des femmes dans la société et célèbre la puissance de l'art comme moyen d'émancipation. Georgia Makhlouf signe ici un roman envoûtant qui s'impose comme un texte essentiel sur la liberté et la mémoire.

 

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