Daphné voulait être libre. C’est aussi ce que nous raconte ce petit récit que le poète latin Ovide (43 av. J.-C. – 17 ou 18 ap. J.-C.) rapporte dans ses Métamorphoses (Livre I, v. 448-567). Et si le mythe sur l’origine du laurier qui est aussi une histoire de désir et de sublimation était un mythe résolument moderne?

Vaste poème de près de 1200 hexamètres latins, Les Métamorphoses est une compilation de mythes dans lesquels les personnages sont métamorphosés en objets, animaux ou plantes. L’auteur, Ovide, également connu pour son Art d’aimer, abandonne après l’âge de quarante ans la poésie érotique pour écrire les Métamorphoses, reprenant les récits de la mythologie grecque et romaine.

Ce mythe, qui est connu pour raconter l’origine du laurier, met en scène Phoebus-Apollon, dieu de la beauté, protecteur de la musique et du tir à l’arc (il est généralement représenté muni de sa lyre et de son carquois); Daphné, nymphe des forêts; Pénée, son père, dieu du fleuve; et enfin Éros-Cupidon qui, avec ses flèches, fait naître l’amour. Et la passion, on le sait, est ce qu’on subit et qu’on ne domine pas.

Le récit est assez simple dans sa composition. Il présente une situation initiale: "Le laurier n’existait pas encore: paré de sa longue chevelure, Phoebus ceignait alors ses tempes de toute espèce de végétaux." L’élément perturbateur survient lorsqu’Apollon, dieu archer tout comme Éros-Cupidon, met au défi ce dernier: "Faible enfant, lui dit-il, que prétends-tu faire de ces armes trop fortes pour ton bras efféminé? Elles ne conviennent qu’à moi, qui puis porter des coups certains aux monstres des forêts, faire couler le sang de mes ennemis (…)." L’Amour répond: "Sans doute, Apollon, ton arc peut tout blesser; mais c’est le mien qui te blessera; et autant tu l’emportes sur tous les animaux, autant ma gloire est au-dessus de la tienne." Il tire alors de son carquois deux flèches dont les effets sont contraires; l’une fait aimer, l’autre fait haïr, créant ainsi une situation impossible. Car l’une fait naître l’amour, l’autre le fait fuir. C’est de cette dernière qu’Éros atteint Daphné; c’est de l’autre qu’il blesse le cœur d’Apollon. Soudain Apollon aime; soudain, aussi, Daphné fuit l’amour.

Rubens, Apollon et Daphné, 1636, Musée Bonnat, Bayonne

L’action se résume donc en une longue course, à travers la forêt, de Daphné qui fuit devant Apollon qui la poursuit jusqu’au moment où Daphné implore son père Pénée de lui enlever sa beauté: "De l’aide, Père! ce visage par lequel j’ai su trop plaire, faites-moi le perdre en le transformant", avec une résolution qui s’effectue avec la métamorphose de Daphné en laurier: "Tu seras mon arbre consacré", lui dit Apollon qui devient également le dieu du laurier dont il tissera une couronne qui, depuis lors, ornera ses cheveux.

Si le mythe est avant toute chose un récit fondateur qui renvoie à un "temps avant le temps", in illo tempore, ici, le temps où le laurier n’existait pas encore, le récit de la métamorphose de Daphné fonde donc effectivement l’histoire du laurier. Davantage que l’origine du laurier toutefois, le récit du mythe raconte une histoire de désir et de sublimation. Car la crise que décrit Ovide est intrinsèque à la nature même du désir et du bien qui sans cesse se dérobe. Ainsi, la fuite ne fait pas disparaître l’objet de désir, mais le rend encore plus beau et plus désirable. Le bien que l’on veut obtenir est un bien qui ne sera jamais obtenu et qui s’accroît de ne l’être pas. Car l’impossibilité de la possession, enfin, est la condition-même du désir et de l’amour. Daphné fuit donc Apollon, "l’abandonna, seul avec ses paroles inachevées, restant toujours aussi belle à voir. Les vents dénudaient ses membres, les souffles contraires agitaient et retournaient ses vêtements, la brise légère rejetait ses cheveux en arrière et sa beauté était accrue par sa fuite."

Dans le récit d’Ovide, l’issue est tout de même tragique, parce qu’elle ne se résout que par un sacrifice: la transformation de Daphné en un arbre, et la sublimation de l’objet du désir qui devient dès lors un objet symbolique, le laurier étant, comme les plantes qui ne meurent pas en hiver, symbole d’immortalité. Un arbre qui fait le lien entre la terre dans laquelle il a ses racines, et le ciel vers lequel tendent ses branches. Il n’est plus question de la beauté de Daphné mais de son éclat qui, dès lors "subsiste en elle".

"Puisque tu ne peux pas être mon épouse, assurément tu seras mon arbre consacré", lui dit alors Apollon. Les représentations picturales du mythe donnent à voir Apollon qui, aux pieds de Daphné qui se métamorphose, est en posture d’adoration. Ainsi s’opère le mariage d’Apollon et de Daphné, arbre sacré, qui se conclut donc par une union spirituelle.

Piero Pollaiuolo, Apollon et Daphné, 1470-1480, panneau sur bois peint, 29,5 × 20 cm, National Gallery, Londres.

La force des mythes est qu’ils continuent de nous parler. Que nous dit aujourd’hui cette petite histoire de désir, de passion, de sacrifice et de sublimation? Elle nous dit que, dans les scénarios genrés qui sont, pour nous, préétablis, les rôles sont déjà distribués de telle sorte que Daphné ne peut être qu’une femme poursuivie et Apollon un homme qui poursuit. Et que le fait de vouloir déroger à ce schéma conduit à la plus violente castration, puisqu’il s’agit de s’abstraire de son être comme sujet désiré ou désirant. Et le mythe, ainsi compris, confronte deux personnages dont les systèmes de valeurs s’opposent et met Daphné aux prises avec la société et les attentes que cette dernière a par rapport à elle. En quoi consiste, au fond, cette crise décrite par Ovide?

Tandis qu’Apollon, qui est aussi le dieu de la médecine et de la musique, est donc un dieu civilisateur, il défend, en tant que tel, les valeurs du mariage, fondateur des sociétés. Il est du côté du désir qui est le signe d’une sexualité qui garantit la perpétuation de l’espèce et des collectivités humaines. Daphné "se réjouit au contraire des cachettes de la forêt et de ses dépouilles de bêtes sauvages" et devient "l’émule de la chaste Diane", la déesse chasseresse, connue également pour avoir maintenu sa virginité. Une "sauvageonne", dirions-nous aujourd’hui: "Une bandelette retenait ses cheveux laissés sans ordre." Son milieu naturel est donc celui, non socialisé, de la forêt. Refusant la société, elle refuse également les liens sociaux du mariage: "Elle ne se préoccupe alors ni du dieu Amour, ni du dieu mariage, ni du dieu Hymen." Beaucoup d’hommes "cherchèrent à l’atteindre mais elle, se détournant de ses prétendants sans pouvoir souffrir ni fréquenter les hommes", refuse, de fait, la sexualité comme validant les rapports entre les femmes et les hommes.

Pourtant, "souvent son père disait: “Un gendre ma fille tu me dois.” Souvent son père disait: “Tu me dois, mon enfant, un petit-fils”", donnant à comprendre que la perpétuation est un devoir, non un choix, un devoir que l’on doit au père (tu me dois), c’est-à-dire à la figure patriarcale. La structure symétrique inversée de la phrase d’Ovide montre, par ailleurs une situation où l’on tourne en rond et où, donc, aucune échappatoire n’est possible.

"Donne-moi la permission de jouir d’une virginité éternelle": répond donc Daphné, revendiquant sa marginalité, tout en comprenant que celle-ci est interdite puisqu’elle fait l’objet d’une autorisation, la société des hommes ne pouvant se perpétuer ainsi, tout en comprenant donc qu’elle est en train de pervertir les valeurs reconnues de la société des hommes. Daphné devient au regard de ce système de valeurs une marginale. La forêt est l’espace de la marginalité.

Ce que tout cela a de tragique c’est que Daphné, au fond, doit renoncer à elle-même. Son père n’a pas trouvé autre chose que la transformer en arbre. Ne plus être désirable, ne plus être belle, tel est le prix que Daphné a dû payer pour sauver sa liberté.