"Tout analyste ressent toujours le transfert dans l’émerveillement", a écrit Lacan, émerveillement lié à l’inattendu d’un phénomène totalement spontané chez le patient, si bien qu’aucune stratégie de l’analyste ne saurait le provoquer ni aucune explication en produire définitivement le sens. Le merveilleux est lié au mystère, et il y a un mystère chaque fois renouvelé dans les ressorts intimes du choix que fait un patient de son analyste, et dans ce que cet analyste vient alors représenter pour lui.

Qu’un psychanalyste se trouve si souvent ressembler aux figures essentielles de la vie de ses patients est l’une des manifestations les plus étonnantes du transfert. Cette ressemblance peut se révéler longtemps après le début de la cure, à travers des traits inattendus ou dans des coïncidences apparentes dont seul l’inconscient sait se faire l’organisateur.

Le cas d’une de mes patientes constitue, à cet égard, un témoignage confondant. Étrangère, elle avait été séparée de sa mère à l’âge de quatre ans et n’avait d’elle presqu’aucun souvenir. Son père, ayant trouvé refuge en France après avoir baigné dans des affaires criminelles, y avait emmené ses trois enfants. Il ne leur avait jamais montré de photo de leur mère ni ne leur avait dit pourquoi le couple s’était brutalement séparé dans un départ précipité et sans retour. Il avait seulement appris à sa fille, l’année de ses seize ans, que sa mère avait succombé à une maladie grave dans son pays d’origine quelques années après ce départ.

Un sentiment douloureux d’errance

Cette patiente est venue me voir à l’approche de son quarantième anniversaire, au nom d’un sentiment d’errance et de désespoir continuel auquel, selon ses termes, "ni le temps ni les drogues n’apportaient aucun remède". Pourtant, disait-elle, "ma vie n’irait pas si mal si ces sentiments ne venaient la détruire".

Au cours des premiers mois suivant notre rencontre, elle a fait plusieurs fois un rêve qui mettait en scène une femme aux longs cheveux châtains et aux yeux verts. Cette description physique me correspondant, nous avons pensé que le rêve concernait l’analyse et appartenait à cette catégorie dite des rêves de transfert, mais sans pouvoir aller plus loin. La scène onirique de cette femme sous la pluie dans une rue sombre, les épaules secouées de sanglots, vêtue d’une robe caractéristique des années 1940, restait énigmatique.

Le lien avec l’âge de la patiente, ou peut-être avec la figure maternelle, était une hypothèse plausible mais impossible à entériner avec certitude. Un profond sentiment de chagrin accompagnait le rêve, toujours éprouvant pour ma patiente, car elle s’éveillait en pleurant, et ses larmes duraient ensuite de longues minutes. Dans la mesure où les pensées qu’elle associait à ce rêve s’arrêtaient là, il n’était pas question de l’interpréter de façon hasardeuse, en faisant dire à ces images ce que ma patiente elle-même ne disait pas ou ne pouvait y reconnaître. Il y avait bien un transfert en jeu dans cette situation, mais au-delà du pensable d’emblée. Ma patiente ayant décidé au cours de son analyse d’entreprendre des recherches sérieuses, elle eut un jour entre les mains une photo de sa mère. Elle découvrit alors une femme aux longs cheveux châtains et aux yeux verts, ce que son origine ethnique rendait tout à fait improbable. Elle dit alors que la femme du rêve était sa mère, et qu’elle pleurait, dans cette rue crépusculaire, parce qu’à son corps défendant elle devait partir, c’est-à-dire quitter la vie, ne pouvant guérir de la maladie mortelle l’ayant emportée autour de ses quarante ans.

Donner cette signification à son rêve a été un tournant dans la vie de cette patiente. Elle a pu y trouver la maman de l’amour, "douce, solitaire et triste", celle qui ne voulait pas abandonner sa petite fille, ne l’avait jamais remplacée ni n’avait cessé de la chérir. Un grand apaisement en a résulté pour elle: malgré la tristesse poignante de la scène et l’irrémédiable de la mort, cette patiente avait trouvé l’ancrage d’un point d’origine dès lors qu’elle pouvait se penser comme ayant été désirée et aimée par sa mère.

Un rêve issu du prodige du transfert analytique

Peu après cette découverte d’une ressemblance étonnante m’ayant aussi émue, j’ai moi-même rêvé d’une femme ressemblant à la photo. Sans un mot, d’un geste caractéristique, elle me disait merci. Aucune interprétation du côté de l’occulte n’est requise pour éclairer un prodige du transfert dont le savoir de l’inconscient suffit à rendre compte. Ma patiente était certainement porteuse soit de souvenirs archaïques de sa mère, soit d’éléments de discours lui ayant parlé d’elle dans son environnement familial (et peut-être les deux). Les traits oubliés, vus ou entendus par elle, ont fait retour à son insu dans le choix de son analyste. Le lien analytique a alors provoqué des réminiscences se trouvant à l’origine de son rêve qui, de manière certainement concordante avec la réalité, accomplit son désir d’avoir été aimée et pleurée par sa mère après la séparation forcée imposée par le père.

De mon côté, j’ai porté sans le savoir cette étonnante ressemblance avec cette femme, et la valeur maternelle que prendrait pour ma patiente l’amour de transfert, celui que je lui ai donné et dont elle a senti qu’il ne saurait l’abandonner. En attendant de pouvoir renouer les fils de son histoire, elle en est passée par le lien analytique pour se sentir arrimée et aimée: en passer par est l’un des sens du terme de transfert, comme l’on parle d’un transfert assuré par un véhicule, ici véhicule d’amour.

C’est appuyé sur ce transfert que son désir de savoir s’est mis en mouvement puis en actes: elle a eu la force de lancer des recherches susceptibles de la conduire à des vérités qu’elle ne pouvait envisager d’affronter antérieurement à l’analyse. Tant qu’elle était seule, elle se sentait "comme un fétu de paille qu’un souffle violent de plus aurait dispersé aux quatre vents" (ce sont ses mots). "D’ailleurs, je ne désirais plus rien, disait-elle aussi, ni aimer, ni savoir, ni même vivre." La dure révélation fut celle qui, dans l’enquête, confirmait irréfutablement les dires de son père quant à la mort précoce de sa mère. "Ce qui me fait mal n’est pas de perdre l’espoir de la retrouver, que je n’avais plus depuis longtemps, a-t-elle précisé, mais de savoir combien elle a pu être seule, perdue et désespérée." Ma patiente interprétait là ses larmes au réveil de ses rêves: elle pleurait le malheur de sa mère tel qu’elle se le représentait après la décision sans appel du père.

L’identification à la personne perdue: une modalité du deuil

"Pensez-vous possible qu’il y ait un lien étroit entre ces sentiments que vous dites aujourd’hui appartenir à votre mère et les vôtres quand vous êtes venue me voir? Vous parliez, précisément, d’errance et de désespoir sans fin dans votre vie?" Comme elle entérinait cette idée, frappée par la similitude des termes, j’ai expliqué à ma patiente que l’identification à la personne perdue était l’une des modalités du deuil, en particulier lorsque ce deuil était vécu comme impossible. Il peut se révéler impossible, par exemple, de faire le deuil d’une personne dont on ne parvient pas à se souvenir ou lorsque l’on n’a pas eu de preuve tangible de sa mort.

Ma patiente a pu reconnaître alors qu’elle portait en elle ces sentiments destructeurs d’errance et de désespoir comme ceux qu’inconsciemment elle avait pensé marquer le sort de sa mère. Cette découverte eut pour elle un puissant effet de libération. Se séparer de cette identification inconsciente à sa mère disparue lui a permis de la pleurer et de l’aimer, au sens cette fois d’un deuil possible.

Mon propre rêve de la femme de la photo me semble, lui, directement lisible dans le champ du désir de l’analyste, tel qu’il préside à ce "lien d’abnégation" se trouvant à l’œuvre pour la conduite de chaque analyse. Ce lien consiste à ne rien demander au patient pour soi ("un désir sans demande", a dit Lacan), à consentir à son amour et à lui offrir celui de l’analyste. Pour le patient, il n’est en rien une attache aliénante, mais un passage, ou plus exactement un passeur qui porte (qui transfère) un sujet sur la rive de nouveaux possibles, le rend à sa vie, et ici à l’amour de sa mère. C’est de cela que, dans mon rêve, elle me remerciait.

Sabine Callegari
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