" De la musique avant toute chose ", préconisait l’écrivain et poète français Paul Verlaine dans son  Art poétique. Ainsi soit-il. " Moments Sostenuto " est une chronique musicale qui tend à valoriser les ardents défenseurs de la musique, cette " brûlure du sensible sur les pas de l’ouvert ", comme le chante splendidement le poète libano-français Alain Tasso. Telle la pédale d’un piano soutenant la note d’une gamme, " Moments Sostenuto " cherche à pérenniser l’œuvre d’un compositeur, le labeur d’un musicien ou encore la passion d’un rare mélomane, dans l’obscurité de ces jours présents.

Quand elle chante, c’est tout un printemps lyrique voluptueux qui jaillit de ses mélismes envoûtants et effleure décemment le sensible. Le cristal impassible de sa voix, marqué d’un somptueux caractère sui generis, adoucit le silence macabre de l’incurable " maladie du temps ", la guerre, et pare, par son maestoso rayonnant, un pays fracturé, agonisant, exsangue.

Feyrouz, l’éternelle floraison mélodique d’un Liban en pleine mutation, qui vient de fêter ses 86 printemps, demeure, après plus d’un demi-siècle de carrière, l’indétrônable symbole d’unité nationale, un cri plus puissant que le fracas des armes, un hymne de vie face aux idéologies meurtrières. À cette occasion, Ici Beyrouth feuillette les pages du passé et revient sur un chapitre glorieux de l’Histoire du Liban contemporain, intitulé " Feyrouz et les frères Rahbani ".

Une pléthore de joyaux musicaux
La deuxième moitié du XXe siècle a été marquée par l’avènement d’un nouvel ordre musical libanais, l’opérette libanaise, qui atteignit assez rapidement le paroxysme de son rayonnement. Avec les frères Rahbani (Assi et Mansour), la diva à la voix chamarrée teintée d’enjolivures poussa l’éclectisme à son apogée dans une pléthore de joyaux musicaux empreints d’un syncrétisme exogène entre l’extase et l’exaltation harmonieuse des modes de la tradition musicale artistique du Levant et des cathédrales harmoniques du langage polyphonique tonal européen. Ainsi, à partir de 1957, soit un an après la création du Festival international de Baalbeck, le répertoire du trio mythique devint partie intégrante de la programmation musicale de la ville du soleil.

" Les nuits libanaises " firent ainsi découvrir, durant cinq éditions successives, le folklore indigène libanais à un public à la recherche d’une identité musicale nationale. Après deux ans d’absence, le trio revint sur scène pour cinq autres saisons avant que la guerre civile (ponctuée d’interventions exogènes) ne batte son plein en 1975. Parmi les premières opérettes composées par les frères Rahbani et interprétées par Feyrouz, dans le cadre du fameux festival, figurent: Ayam al-Hasad (" Les jours de récolte ", 1957), Al-Mouhakama (" Le procès ", 1959), Al-Baalbakiya (" La Baalbackiote ", 1961), Jisr el-Qamar (" Le pont de la lune ", 1962), Ayyam Fakhreddine (" Du temps de Fakhreddine ", 1966). C’était, à cette époque, l’âge d’or du festival avec Aimée Kettaneh. D’autres temps culturels et musicaux…

Au-delà des frontières
La pureté stylistique des chefs-d’œuvre rahbaniens d’où émane, sans aucun effet superflu, une sorte de griserie poétique, leur a valu une renommée internationale qui a transcendé tous les clivages et les frontières. Des pays arabes au Nouveau Monde en passant par le Vieux Continent, les tonnerres d’acclamations ne connurent de limites : le Carnegie Hall de New York dont la salle de concert fut comble, le 29 septembre 1971, en est le parfait témoin. Le New York Times salua même, dans son édition du 1er octobre 1971, la virtuosité de Feyrouz, accentuée par ses subtiles envolées musicales: " Sa voix est forte et, en général, elle chante à la manière des autres chanteuses du Moyen-Orient. Ses mélismes étaient remarquables et elle révélait une maîtrise saisissante du chant précis des quarts de ton. Ses interprétations semblaient très chargées émotionnellement, mais pour celui qui ne connaît pas l’arabe, il était impossible d’apprécier pleinement l’étendue de son art. "

Main dans la main (mais pas toujours dans la poche) avec des artistes de grands talents dont Sabah, Nasri Chamseddine, Philémon Wehbé, Wadih Safi, Zaki Nassif et Élie Choueiri, le trio libanais mena une vie musicale foisonnante, marquée par un rythme effréné de tournées. Ainsi, lorsque le groupe ne participait pas au Festival de Baalbeck, il se produisait souvent ailleurs au Liban, comme lors du premier Festival des Cèdres en 1964, ou à l’étranger, notamment en Syrie où il réinterpréta, entre autres, à la Foire internationale de Damas, la pièce Sah el-nom (" Bon réveil à vous ", 1971) qui constitua le dernier volet d’une trilogie musicale satirique, avec Ash-shakhs (" Son Excellence ", 1968) et Yaïch Yaïch (" Longue vie à sa Majesté ", 1970), critiquant implicitement l’autoritarisme et la bureaucratie des régimes arabes de l’époque.

Vie musicale foisonnante
Principalement concentrée sur le théâtre musical, l’œuvre des Rahbani regorge d’une grande panoplie d’airs nostalgiques du Liban d’antan qui continue à faire autorité sur la scène artistique locale et arabe. Ces derniers proviennent essentiellement de pièces telles que Jisr al-Qamar (Le pont de la lune, 1962), Bayyaa al-Khawatim (Le vendeur de bagues, 1964), Dawalib al-Hawa (Les moulins à vent, 1965), Al-Mahatta (La gare, 1973), et Maïs al-Rim (1975) et des films tels que Safar Barlik (L’exil, 1967) et Bint al-Hares (La fille du gardien, 1968). La carrière musicale de la chanteuse prit, toutefois, à partir de 1967, un nouveau tournant : Feyrouz sortit du cadre folklorique rural typique du groupe, avec la pièce Hala wa al-Malik (Hala et le roi, 1967) et s’engagea en faveur de la cause palestinienne en chantant, à la suite de la défaite cinglante des arabes à la guerre dite des Six Jours, " La Nakba " dans son album Al-Quds fi al-bal (" Je pense à toi, Jérusalem ", 1967). Son nom devint, dès lors, synonyme de l’arabité sublimée.

Quelques années plus tard, elle prêta, pour la première fois, sa voix turquoise aux mélodies innovatrices, voire avant-gardistes, de son fils aîné Ziad Rahbani, alors âgé de dix-sept ans. Sa’alouni al-Nas (" Les gens m’ont demandé ", 1973), premier fruit de cette collaboration, fut dédié à Assi Rahbani (l’époux de Feyrouz), hospitalisé le 26 septembre 1972, à la suite d’une hémorragie cérébrale. Le travail éreintant et le surmenage eurent, en effet, raison de la santé boiteuse du monstre démiurge de la chanson libanaise. Il rendit, quatorze ans plus tard, l’âme, le 21 juin 1986, laissant planer, après lui, l’ombre d’un doute sur un ensemble de problématiques dont sa séparation avec la diva en 1979. Sa mort donna ainsi le coup de grâce au triumvirat musical le plus populaire du monde arabe, et au mythe rahbanien, désormais déshonoré par certains héritiers indignes de ce nom.

Suite et fin de l’article :

Feyrouz, ultime mélodie dans le silence d’un Liban agonisant (2)