Sans doute très nombreuses sont les personnes dans le monde pour qui la littérature c’est la vie. Certaines parmi elles, bibliophages, sentimentales et souvent hypersensibles, le penseraient parce qu’elles sont passionnées de littérature ; d’autres parce que leur raison leur montre bien que la littérature est un véritable matériau portant en soi une représentation du monde et, par le fait même, contribuant à sa construction, à son développement et à son renouvellement. Quoi qu’il en soit, il semble bien que si la littérature est la vie, c’est bien parce qu’à la différence de la philosophie qui " pense ", elle, pour sa part, " dit ". Elle serait donc le verbe, principe même de toute réflexion et de toute action dans le monde.

Quand Georges Orwell a dit…

En 1945, aux lendemains de la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’écrivain anglais Georges Orwell fait paraître La Ferme des animaux, un court roman de dix chapitres, dont le récit donne à voir une ferme où les animaux mènent une mutinerie inspirée des enseignements d’un vieux cochon nommé Sage l’Ancien, renversent le pouvoir, le prennent et en chassent les hommes, des fermiers. L’essentiel de ces enseignements consiste en la quête de la paix, la reconnaissance de l’égalité de tous, la vie partagée dans le respect et l’entraide. Mais, par-dessus tout, il faudrait que les animaux ne perdent jamais de vue que l’homme est une menace à proscrire et contre laquelle la lutte doit se pérenniser. Bientôt, les cochons dépassent en force les autres animaux, les asservissent et règnent en maîtres absolus sur la ferme. Un dictateur en guide le mouvement hégémonique et violent et réinstaure l’ancienne tyrannie des hommes, pourtant bel et bien éloignés définitivement de la ferme. Moult cochons, imitant leur dictateur, se dressent sur deux pattes, portent des vêtements d’hommes, agissent tout comme eux, tant et si bien que plus rien ne les distingue de leurs anciens ennemis jurés. En effet, les autres animaux regardent au dehors, et leurs yeux allant du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme se rendent à l’évidence qu’il est désormais impossible de distinguer l’un de l’autre.

Il va sans dire que Georges Orwell dit, à l’époque, l’imposture du régime soviétique, en l’occurrence stalinien, en proposant sous la forme d’une fable dystopique une dénonciation du totalitarisme.

Or, avec quelque recul, force est de constater que la fiction proposée par l’écrivain est intemporelle : elle dit les dangers de toute révolution, quelle qu’elle soit, notamment les dangers liés à l’émergence d’un chef " suprême ", à la manipulation des foules, à la falsification des vérités du passé au profit d’un futur pseudo-prometteur, au déploiement de la violence et à l’étouffement de toute capacité de rester lucide.

Quand Eugène Ionesco a dit…

En 1960, le dramaturge roumano-français, Eugène Ionesco, confie au metteur en scène français, Jean-Louis Barrault, sa pièce composée de trois actes et de quatre tableaux, intitulée Rhinocéros, dont il ne sait pas encore qu’elle sera vouée à devenir le cœur même du théâtre de l’Absurde. La pièce en question met en scène une épidémie imaginaire, désignée par la " rhinocérite ", qui se répand à très grande vitesse dans une ville dont les habitants prennent peur et ne savent comment y réagir. Mais ne pouvant s’en protéger, ils finissent pas trouver normales les métamorphoses qui adviennent, se voyant de ce fait, les uns après les autres, se métamorphoser en rhinocéros, l’animal le plus féroce de la faune. Seul, un personnage prénommé Béranger, continue de réagir humainement et se révolte contre cet état des choses, essayant de convaincre ses amis, Dudard et Daizy, de lutter à ses côtés contre la suprématie de ce mal. Mais Dudard estime qu’il vaut mieux suivre les chefs et les camarades pour le meilleur et pour le pire, et devient donc rhinocéros à son tour, pendant que Daizy, persuadée qu’elle ne pourrait en aucun cas sauver le monde, choisit de se laisser métamorphoser à son tour et finit par trouver les rhinocéros séduisants, voire passionnants. Avant la tombée des rideaux, Béranger est seul sur scène. Et sa dernière phrase " Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas ! " ne laisse aucun doute sur son obstination. Et, cependant, le spectateur sait bien qu’il sera sous peu bel et bien vaincu. En cela, le dramaturge aura réussi à illustrer l’idée qu’un système cloisonnant, quel que soit ce système, conduit inéluctablement à l’acceptation de l’inacceptable, acceptation représentée dans la pièce par la transformation en rhinocéros, au final bel et bien consentie.

Car, on n’échappe pas à la férocité, au mal absolu par mimétisme, notamment lorsqu’il y a dérive de la pensée, assujettissement de la volonté, absence de communication, abêtissement de l’homme, généralisation de la violence, autrement dit, lorsque l’homme d’aujourd’hui cède au Sapiens d’il y a 300.000 ans.

En guise de conclusion ouverte

On voit bien que certaines œuvres sont éternelles (elles sont bien innombrables en réalité), étant destinées à survivre au déploiement des générations, les unes après les autres. Et, pour ce qui est de nous, Libanais, en référence aux deux œuvres que j’ai voulu ramener à notre mémoire collective, demandons-nous donc si nous sommes devenus les uns pour les autres cochons ou rhinocéros, ou pis encore au final cochons et rhinocéros à la fois, un être hybride, dénaturé, contre nature, qui risque bien de ne pas pouvoir un jour retrouver ne fût-ce que des réminiscences de son ancienne humanité.

J’ai dit.

Abonnez-vous à notre newsletter

Newsletter signup

Please wait...

Merci de vous être inscrit !