La Fondation Aïchti, qui fait partie d’un ensemble commercial composé de restaurants, de magasins de luxe et d’un musée ouvert en 2015, a inauguré le 22 octobre 2022 l’exposition intitulée "Dark light, Realism in the Age of Post-Truths", dernière d’une série d’expositions, organisées depuis 2015, présentant la plus prestigieuse collection de pièces artistiques à l’échelle moyen-orientale et même au-delà.

L’inauguration a été clôturée par un dîner offert par le fondateur d’Aïchti, M. Tony Salamé, au roof du bâtiment, dans le fabuleux espace réservé au restaurant et night-club. Cette collection réunit les œuvres de plus de 100 artistes américains et plus de 200 pièces appartenant à la collection privée du fondateur.

L’exposition du 22 octobre, qui a pour curateur Massimuliano Gioni, emprunte son titre à une œuvre de l’artiste américaine Nicole Eiseman qui fait partie de la collection Aïchti. Il s’agit d’un ensemble d’acquisitions récentes qui ont en commun de remettre en question le sens et la fonction de l’expression figurative dans l’art moderne contemporain.

La définition même de la réalité ou de la vérité dans l’art a été dramatiquement érodée durant les quelques dernières années. Les auteurs de ces œuvres, un groupe intergénérationnel d’artistes américains déjà reconnus ou émergents des deux dernières décennies, tentent d’analyser, d’interroger ou de déconstruire le concept de réalisme ou de vérisme, particulièrement dans le domaine de la peinture. Leur objectif est d’explorer de nouvelles approches de l’imagerie figurative en s’inspirant de contributions apportées par des artistes célèbres tels que Picasso, Matisse, Jeff Koons pour ne citer que ceux-là, à l’art moderne contemporain.

Pour se retrouver parmi la multitude d’œuvres exposées appartenant à cette dernière décennie, voici quelques repères issus d’un regard critique sur l’art figuratif:

La figuration classique dans la peinture, supplantée par la photographie, se devait de trouver de nouvelles marques, une valeur ajoutée et justifier son existence; d’où les multiples distorsions apportées à la simple représentation du réel.

La dimension d’autofiction créée par l’imagerie fantastique et autobiographique caractérise ainsi les œuvres de Janiva Ellis, Sanya Kantarovsky et Salman Toor.

La technique du numérique prend, elle aussi, le dessus pour créer l’illusion du vrai ou des créatures improbables avec Peter Saul.

La tradition de la peinture de paysage est aussi revisitée avec Gavin, Shara Hugues et Matthew Yong. D’autres artistes, comme Henry Taylor, choisissent de dénoncer le narcissisme d’une société égotique avide de pouvoir en pratiquant une forme de réalisme de fiction inspiré de contes de fées où l’image du super héros est amplifiée. Ainsi Superman, personnage de bande dessinée, est érigé en idole.

La même idée est appliquée au couple dans un tableau de Maria Lassnig (Adam and Eve, 2007) où une femme nue regarde son compagnon, un miroir à la main, dans une sorte de relation spéculaire où l’Autre a pour fonction d’être un faire-valoir. Des représentations de nus sans tête de l’artiste Becky Kolsrud font allusion à l’idolâtrie du corps dans un monde sans repères, abandonné à ses pulsions.

Dénonciation aussi d’une société en perte de valeurs, se heurtant à ses propres contradictions, dans les tableaux de Céleste Dupuy-Spencer. On y voit ainsi des troncs d’arbres sur lesquels sont affichées des interdictions de polluer, produisant par cela même un effet de gâchis, de défiguration de la nature et de l’environnement.

Certains tableaux de Janiva Ellis décrivent les tensions sociales, raciales ou la dualité des sexes dans toute la période du XXe siècle. Ils s’approprient l’expérience figurative pour dénoncer les stéréotypes relatifs à la construction de l’identité à partir du concept de race ou de genre, créant l’opposition du blanc et du noir ou le choc visuel des couleurs pour exprimer les variétés de types ou caractères humains.

D’autres artistes comme Joan Semmel tentent la subversion ou le détournement des critères traditionnels de beauté et d’esthétique. Ils transforment les corps en formes grotesques et osent l’affrontement des contraires en opposant la grâce angélique à la difformité monstrueuse, le charnel à l’éthéré.

Certains tableaux de Louise Bonnet, rappelant curieusement les dessins érotico-cubistes de Picasso, déstructurent la réalité en créant des anatomies fantaisistes appartenant à d’étranges créatures non organiques pour s’autoriser l’expression libératrice du désir charnel et de l’attraction sexuelle.

D’autres œuvres, assemblages de tuyaux de plomberie affublés d’une tête d’animal, font une nette allusion à Duchamp et au dadaïsme: l’objet de consommation est détourné de sa fonction utilitaire pour revendiquer sa place en tant qu’œuvre d’art.

Clin d’œil aussi à Jeff Koons à travers des installations montrant l’intérêt artificiel et démesuré pour des objets usuels et sans intérêt ou mettant l’accent sur l’artifice de l’image grossie et idéalisée à l’instar de celle des vedettes de Hollywood asservies aux désirs du public et instrumentalisées par le star system.

Cette exposition s’offre ainsi comme un défilé rétrospectif regroupant tous les courants véhiculés par l’art figuratif contemporain et entraîne le public dans un débat critique sur le concept même de la représentation figurative, laissant le champ libre aux questionnements. Ainsi la place de l’art figuratif parmi toutes les autres formes d’expression: doit-il nécessairement véhiculer un message, dénoncer les fractures sociales, les excès et abus d’un monde en perte de valeurs et de repères? Doit-il mettre l’accent sur la vanité et la fragilité humaine ou se contenter de provoquer l’émotion par sa seule valeur et présence esthétique? Doit-il permettre la distinction entre imposture et authenticité? L’accentuation du trait apporte-t-elle une vision plus claire de la vérité ou la déforme-t-elle? Des questions qui restent sans réponse et ouvrent la voie à l’incertitude, comme une grande page blanche aux multiples potentialités.

On préfère alors se laisser porter par la magie des œuvres colorées et déambuler dans un univers spacieux, vivant et lumineux habité par la grâce et la créativité.

On se plaît finalement à penser que l’art figuratif ou l’art tout court, quelles que soient ses manifestations, reste, comme la vie elle-même, l’expression d’un langage pur et épris de liberté, avec ceci de particulier, qu’il est toujours à réécrire et à réinventer.