Comment peut-on distinguer le normal de l’anormal ? Voici le neuvième volet d’une série d’articles qui nous pousseront à nous interroger sur les multiples associations vers lesquelles ces définitions tendent.

Dans les derniers articles, nous avons développé les notions de conformisme et de soumission. Ce sont deux variables significatives à l’origine de cet étonnant état de passivité de Libanais, pourtant réduits à une inimaginable misère économique, existentielle, politique et sociale, mais qui, néanmoins, la réduisent en une situation devenue banale, pratiquement acceptée comme " normale ".

Nous allons développer dans ce texte une nouvelle notion, celle de normopathie, qui vient s’ajouter, comme cause supplémentaire, à cette inertie si funeste.

C’est un néologisme créé par la psychanalyste J. Mac Dougall dans un livre au titre stimulateur intitulé Plaidoyer pour une certaine anormalité. La normopathie désigne une pathologie très répandue, mais souvent ignorée, affectant un individu " anormalement normal ". D. Winnicott en parle dans les termes suivants : " Il est des personnes qui sont si solidement ancrées dans la réalité objectivement perçue, qu’ils sont malades, mais dans la direction opposée : ils ont perdu le contact avec le monde subjectif et se montrent incapables de toute approche créative de la réalité ".

En proie à une angoisse plus ou moins consciente, tourmenté par des désirs contradictoires, le normopathe se crée un système défensif rigide, une sorte de carapace psychique pour se protéger de tout ressenti subjectif susceptible de le déstabiliser. Il n’ose jamais remettre en question les idées reçues ni les normes sociales courantes. C’est un suiviste, qui intériorise la pensée unique des systèmes politiques, économiques et socioculturels dominants. En se conformant, en adhérant étroitement aux normes de son milieu, il se protège de ses angoisses en les enterrant profondément au fond de son psychisme.

Le psychanalyste Christopher Bollas décrit le normopathe comme un individu "trop stable, trop sûr de lui-même, trop à l’aise, très extraverti dans ses relations sociales. Il se montre enclin à considérer la nature des objets comme des choses, s’attache à leur réalité matérielle ou aux paramètres liés aux phénomènes matériels" quitte à devenir lui-même une chose. C’est quelqu’un qui a le sentiment d’être heureux, sans gros soucis, sans défauts ni problèmes majeurs, dans un univers matérialiste. Il est absent à ses affects comme à ceux des autres. Son sentiment de bien-être s’exprime par l’amoncellement d’objets ou de gadgets dernier cri. Son évaluation de la valeur humaine est mesurée par le salaire annuel, le compte en banque ou par la possession d’objets de la technologie la plus récente. Il ne s’encombre pas " d’états d’âme ", s’en moque quand il en voit chez les autres. Dans sa vie, il privilégie l’action et méprise l’introspection. Il n’est pas dans la recherche des causes, mais du comment faire. S’il lui prend l’envie de s’améliorer, il appliquera les recettes délivrées par les prosélytes de la " pensée positive " ou d’autres techniques proposées par les coaches du développement personnel pour devenir, toujours dans l’action concrète, encore plus une chose.

Il banalise tout phénomène affectif. Si, par exemple, un de ses proches est en agonie, le normopathe refoule sa tristesse et se dépêche de prendre – et de distribuer autour de lui – des anxiolytiques. Il recourt à Google pour obtenir des informations sur la maladie, fait l’éloge des progrès techniques modernes dans les soins et énonce les stéréotypes langagiers habituels pour " vider de sa substance l’expérience de la mort ". Il dira : "Vous savez, elle est très âgée et nous devons tous y passer un jour". Ou encore : " C’est beaucoup mieux pour elle, elle a fini de souffrir". Lorsqu’il cherche à consoler une personne en proie à du chagrin, il lui dira : " “Ça va aller, tout ira bien, la vie continue”, ou d’autres formules passe-partout.

Il faut rechercher l’origine de cette “normale anormalité” dans la famille même du normopathe. “Le parent place dans son enfant une partie destructive et niée de lui-même, par un mécanisme d’identification projective, laissant l’enfant dans la confusion et en proie à des sentiments destructifs”. Les parents sont eux-mêmes normopathes. Le regard qu’ils portent sur l’enfant est empreint d’ambivalences, favorisant le développement d’un faux self, semblable au leur, leur objectif étant d’encourager chez lui une bonne adaptation aux normes de son environnement, le félicitant et le récompensant chaque fois qu’il accomplit une action allant dans ce sens.

“Les enfants sont élevés dans un cadre structuré, ils sont pourvus de jeux et de jouets et ne connaissent certainement pas de privations d’ordre matériel. Cependant, aucun des parents n’a de penchant pour promouvoir l’imagination chez l’enfant. S’ils participent à un jeu, c’est pour orienter discrètement l’enfant vers la réalité. Ce qui les intéresse par-dessus tout c’est que leurs enfants soient normaux et ils ne souhaitent pas que ces derniers agissent d’une manière qui pourrait être interprétée comme inappropriée ou bizarre”. Un système de récompenses et de punitions pourra être appliqué pour consolider la soumission et le conformisme de l’enfant. Celui-ci apprendra, très tôt, que l’argent fait le bonheur ou “qu’il y contribue beaucoup quand même !”

Citons encore C. Bollas : Une mère peut transformer la maison en objet d’un nettoyage intensif. Cette activité compulsive et en quelque sorte vidée de contenu vital peut nous sembler frappante, mais elle peut être décrite, à l’intérieur de la famille, comme ‘ta mère donne un coup de main’ ce qui est l’équivalent de ‘lorsque tu crois voir, chez nous, des signes de souffrance, efface cette idée et remplace-la par l’observation de l’action qui se déroule sous tes yeux’. ‘Tu feras de même à ton tour’.

Il arrivera au normopathe de ressentir de la souffrance psychique ou de vivre des situations existentielles particulièrement difficiles. Son remède sera souvent de recourir à l’alcool ‘jusqu’à s’anesthésier’. Il pourra aussi se réfugier dans le travail, lui consacrant de très longs moments ou devenir un habitué des salles de fitness, trouvant dans le sport une addiction symptomatique. Il évitera, s’il se sent quelque peu déprimé, de s’interroger sur les mobiles profonds de sa souffrance. Sa tendance dans ce cas, sera de privilégier la recherche des causes corporelles et envisagera, par exemple, d’améliorer son alimentation ou sa forme physique. Pour lui, le recours aux traitements médicamenteux restera la solution préférée.

Pour clore cette série d’articles sur la normalité et ses ramifications, je vous propose deux définitions.

La première, tout en nuances, est donnée par le psychanalyste J. Bergeret : ‘La normalité, ce n’est surtout pas s’inquiéter avant tout du ‘comment font les autres’, mais de rechercher simplement tout au long de son existence, sans trop d’angoisse ni trop de honte, comment s’arranger au mieux avec les conflits des autres comme avec ses conflits personnels sans s’aliéner pour autant son potentiel créateur ni ses besoins intimes’.

La deuxième est celle qu’énonce le philosophe A. Comte-Sponville et qui risque d’être assez fort mal accueillie par ceux dont le narcissisme est surdéveloppé, mais qui, pourtant, est en harmonie avec l’admirable sagesse de Montaigne : " La santé psychique c’est quand on accepte d’être quelqu’un d’ordinaire, quand on reconnait sa propre banalité, quand on renonce à son statut d’exception ".

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