Après un tournage de trois mois suivi d’un voyage à travers diverses cultures, pays et festivals, le film d’Erige Sehiri Sous les figues atterrit au Festival international du film de Marrakech 2022, où la réalisatrice nous parle de cette journée de récolte de figues dans laquelle des femmes et des hommes vivents, sourient, rient, peinent et s’aiment. Elle dépeint les dessous d’une société et les "faits divers" répétitifs que l’on ne voit pas au grand jour, dans un huis clos sous le soleil. Un film humain, à cheval entre documentaire et fiction, théâtre et cinéma, une documentation sociologique et une étude antropologique, le tout sublimé sous les figues.

Qu’est-ce que vous retenez de tous les prix que vous avez reçus et des festivals où le film a été projeté?

La vision spécifique du film, l’approche minimaliste, l’envie de cinéma et d’écriture particulière confirment que quand on est vraiment soi-même et qu’on ne pense ni aux festivals ni aux prix, cela touche davantage le public. Je suis heureuse que le film soit apprécié dans des cultures et des pays où le rapport au cinéma est très différent. Cela montre que le film revêt un certain aspect universel – même si ce mot est galvaudé. On a fait la tournée des festivals internationaux: au BFI London en Angleterre, à Melbourne en Australie, à Toronto au Canada, à Cannes en France… On a reçu des retours très chaleureux dans plus d’une trentaine de pays. C’est un film à petit budget, tourné avec des non-professionnels; c’est aussi mon premier long-métrage de fiction, et le voilà qui se retrouve en compétition avec de grands films, ceux de réalisateurs plus confirmés.

Comment ce film détenant des secrets d’une certaine culture a été reçu dans des pays socialement et culturellement différents?

C’est un film où l’on n’explique rien. On n’est jamais dans le discours, ni dans la cause. Ce n’est pas un film d’idéologie, mais il regorge de détails sur la société. Les spectateurs ont ressenti la même émotion au même moment, en particulier à la fin du film, probablement parce que c’est à ce moment là qu’ils réalisent que le film n’a pas d’ambition de discours. Il s’agit juste de cette sensation d’avoir passé une journée avec des hommes et des femmes qu’on aime et qu’on ne veut pas voir partir.

La différence entre le monde arabe et les pays occidentaux, c’est l’humour, mieux saisi par les Orientaux, mais aussi les clichés sur le port du voile par exemple. Dans nos pays, la question ne se pose pas; les filles portent le foulard soit d’une manière religieuse, soit pour aller au travail. Cela en dit long sur les stéréotypes que l’on peut avoir sur les femmes ou les hommes arabes. On remarque que les femmes se libèrent. Au fait, elles sont déjà libres…mais dans un espace fermé.

Et pourtant, le lieu est un espace ouvert…

C’est un espace ouvert-fermé, une sorte de huis clos. On a la sensation d’être libre, mais en fait on est enfermé. C’est le cas dans nos pays où on se sent libres sous les arbres, mais on y étouffe aussi. Les femmes ne sont pas libres en société, c’est leur parole qui s’est libérée.

Ce film cherche-t-il – quand même – à mettre une certaine cause en relief? Et est-ce qu’il s’inspire d’une histoire particulière? 

La motivation première est celle de donner à voir les gens tels qu’ils sont, mais aussi de reproduire la réalité dans un film de fiction. Il s’agit de faire vivre des personnages qui ne sont pas des acteurs les choses de leur vie ou de celle des autres. Le but est de donner la sensation que ce n’est pas un scénario préétabli, mais plutôt une histoire qu’on raconte au fur et à mesure de la journée, qu’il n’y avait pas de maktoub. Paradoxalement, leur vie avait l’air écrite; comme une boucle quotidienne répétitive… Les jeunes filles voient en les femmes plus âgées des miroirs de leur futur. Néanmoins, le film réussit à donner une impression de légèreté.

Ce n’est pas une histoire particulière, ce sont des gens particuliers. Je voulais casser l’idée qu’on se faisait des Tunisiens dont je fais partie. J’aurais pu être une de ces femmes si mon père n’avait pas émigré en France. Les femmes qui travaillaient dans l’agriculture étaient transportées à l’arrière de la camionnette et il se passait souvent des accidents. Ce n’est pas un fait divers s’il se répète annuellement, mais un dessous de notre société invisible, dissimulé sous l’habitude. Je rends hommage à ces femmes sans m’en servir pour en faire un drame.

Pensez-vous que la légèreté qui s’en dégage est en rapport avec la lumière ou la luminosité dans le film?

Oui, je pense que les gens sont habitués à voir des drames sociaux là où il pleut. Un drame social au soleil nous paraît léger. Cela ne change rien au drame ni à la réalité des femmes dans les champs; elles sont sous-payées, risquent leur vie, ont des relations compliquées; les hommes vivent également dans une détresse amoureuse, sentimentale, sexuelle, et leurs perspectives d’avenir sont assez restreintes. C’est comme si tout cela était effacé par le soleil.

À quel moment de la journée le tournage a eu lieu?

Le but était de sentir une journée qui passe. On a beaucoup tourné le matin et en fin de journée. On a passé trois mois sous les arbres. Concernant les acteurs, ils ne voyaient plus la différence entre leur vie, les répétitions et le tournage. Le décor était le même, naturel et organique.

Cela nous ramène à une dimension théâtrale du XVIIe siècle pour l’unité de temps, de lieu et d’action.

C’est vrai. Il y a quelque chose de shakespearien, de Marivaux dans cela. La cueillette est une tradition ancestrale. Elle aurait pu se passer de la même manière à l’époque romaine qu’aujourd’hui, comme si la société n’avait pas bougé. Cependant, lorsque ces femmes parlent, on devine qu’elles sont vraiment libres et connectées aux réseaux sociaux, etc. Le côté théâtral du film donne un espace d’expression à des acteurs. Ce film ne se contente pas de raconter une histoire; il permet aux gens de la région de s’exprimer sur une scène et d’expérimenter leurs émotions. Un vrai laboratoire!

La limite entre jouer et être est donc très fragile pour les acteurs…

Ils font les deux.

Vu que les acteurs sont des non-professionnels, il a fallu investir plus de temps avec eux?

Sûrement. Il est impossible de travailler avec des acteurs n’ayant jamais joué et de finaliser un film en une semaine. Il fallait qu’ils aient envie de jouer. Ils ont beaucoup eu recours à l’improvisation. Il faut avoir le talent, puis le travailler.

Entre la fraîcheur des rencontres et la direction d’acteurs?

Cela va de pair. J’ai changé mon actrice durant le casting, puis j’ai réécrit lors du tournage. Deux personnes ont rejoint le tournage. Abdou, l’ex-petit ami d’une actrice du film par exemple. Elle me disait qu’elle ne savait pas ce qu’il devenait, que cela faisait longtemps qu’elle ne l’avait plus revu… Il avait déménagé et avait vécu jeune un drame familial. On l’a retrouvé. Je lui ai fait passer un casting et je l’ai caché pendant deux semaines. Elle savait qu’il était là, mais la première fois qu’ils se sont revus – après cinq ans –, c’était devant la caméra pour tourner une scène du film. Il est simplement sorti de derrière un arbre à la suite du mot "Action".

Que gardez-vous de cette expérience humaine en un mot?

Le partage.

Marie-Christine Tayah
Instagram: @mariechristine.tayah

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