Mon premier contact avec la frustration de l’obscurité est singulièrement culturel.

L’électricité, d’aussi loin que je m’en souvienne, a toujours été un concept virtuel au Liban, comme si le pays, par souci de philosophie naturaliste de ses dirigeants éclairés, ne s’était jamais adapté à cette innovation somme toute triviale. Faute de courant continu, de courant alternatif, le courant mort fut adopté à l’unanimité. Mais qui aurait cru qu’un mort consommerait plus d’énergie que le foisonnement des éclairages urbains des plus grandes villes ?

Curieusement, l’absence d’électricité a longtemps été pour moi une occasion inespérée de me consacrer à mon activité privilégiée, allumer une bougie fébrile ou la fameuse lampe à pétrole de l’enfance et me plonger à la lumière vacillante de la flamme dans le monde imaginaire de la littérature, voyager dans les contrées les plus lointaines jusqu’au bout de la nuit, découvrir des trésors improbables sur des iles introuvables, s’amouracher avec une culpabilité délicieuse de la Marie-Antoinette de Zweig, devenir à tour de rôle le fougueux Bel ami, le pauvre Père Goriot délaissé et solitaire, l’étrange Meursault criminel mais étrangement attachant, ou le Solal passionné D’Ariane puis désabusé jusqu’à l’ennui par les borborygmes de l’intimité.

À travers la succession ininterrompue de l’ombre et de la lumière générées par la danse subtile de la flamme fragile, un monde de découverte s’est offert à moi, de l’exotisme scientifique des Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss au délire spirituel, épileptique des personnages de Dostoïevski.

Je compris très tôt que la lumière avait d’autres sources d’énergie qu’une cascade d’électrons dans l’infiniment petit de la matière, qu’une simple flamme pouvait éclairer des kilomètres du labyrinthe infini de la connaissance, qu’un tableau de Monet pouvait se transformer au reflet du faible éclairage d’une bougie.

Ce rapport décalé au monde avait les relents d’un romantisme suranné, d’un charme désuet, d’un faux réconfort dans l’intimité de la pénombre naissante. Bientôt la poésie du clair-obscur céda du terrain face l’obscurité tenace des longues nuits d’hiver et la frustration du manque d’énergie pris le dessus sur la beauté des ombres expressionnistes projetées par le prisme des torches de fortune.

Avec ma naïveté de néophyte, Je compris surtout que le monde de la culture pouvait se décliner en une multiplicité d’expressions, que l’émotion n’était pas exclusivement littéraire, picturale donc forcément statique. Je découvris avec le regard humide et nostalgique des personnages de la caverne platonicienne que les arts de l’expression, le cinéma, la musique pouvait tout autant m’arracher une larme, un sourire, une émotion quelconque. Ces expressions artistiques ne pouvaient s’inscrire que dans la modernité dont le fondement primaire était la simple énergie électrique. Quel paradoxe de constater que dans une société qui m’avait fourni les outils pour embrasser toutes les cultures du monde, cet acquis universel m’était interdit.

C’est à partir de cet instant précis indéfinissable que l’étincelle de l’absurde pris naissance, l’obscurité qui était un réconfort devint une privation insupportable, un frein insurmontable entre les aspirations culturelles les plus simples et leur accomplissement réel.

L’électricité n’était plus seulement un besoin vital, mais aussi une illumination de l’esprit, et son absence, une frustration culturelle.

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