Beaucoup de Libanais ont été ébranlés dans leur psychisme et dans leur corps par les secousses sismiques ainsi que par les répliques qui se sont produites au Liban à la suite du tremblement de terre en Turquie. Cet ébranlement peut être désigné par le terme de traumatisme, sachant qu’il existe autant de réponses traumatiques que de sujets traumatisés. Chaque personne vit un traumatisme en fonction de son histoire psychosomatique personnelle et à un moment donné de son existence. Le vécu traumatique dépend ainsi de plusieurs facteurs: de l’âge, du sexe, de l’environnement socioculturel, de la manière dont se sont déroulées les relations parents/enfant, des expériences existentielles traversées, ainsi que de l’état psychologique dans lequel on se trouve au moment du choc. Pour toutes ces raisons, il faut relativiser les recommandations très générales que l’on trouve un peu partout et qui risquent de faire croire qu’elles offrent des solutions suffisantes.

Ce n’est pas seulement l’événement extérieur, réel, qui est enduré mais sa pénétration à l’intérieur du psychisme individuel avec pour conséquence la désorganisation et la modification du rapport du sujet à lui-même et aux autres, suscitant un fort sentiment d’insécurité, un ébranlement considérable de ses références habituelles ainsi que de ses certitudes qui lui procuraient jusque-là un sentiment de confiance, le menant parfois à des agissements apparemment irrationnels.

C’est une effraction psychique, une intrusion dans l’intime d’une telle violence qu’un sujet se retrouve en état de sidération. La plupart des personnes choquées décrivent cet état qui s’empare d’eux et qui les laisse totalement désorientées. Quelques-unes sont envahies par un sentiment angoissant qui les tenaille, qui les ronge jour et nuit, qu’ils n’arrivent pas à exprimer, comme s’il échappait à toute représentation familière. C’est, en fait, la conséquence d’une rencontre avec l’impensable, l’irreprésentable, le sentiment de la proximité de la mort.

Il est important de savoir que le retentissement d’un traumatisme peut s’effectuer en deux temps:

Le premier temps du traumatisme est ce qui se passe au moment même de l’événement. Celui-ci est si puissant que le sujet se retrouve incapable de réagir de manière cohérente. Les défenses psychosomatiques habituelles ne fonctionnent plus, ce qui rend un sujet incapable d’utiliser ses capacités opératives habituelles. Néanmoins, pour survivre à cet état de désemparement et de confusion, notre psychisme détient quelques défenses dont l’une pourrait, par exemple, prendre la forme d’une coupure de l’événement traumatique, comme si un individu s’absente à lui-même. Certaines personnes peuvent même aller plus loin dans leurs défenses au point de se couper totalement de leur ressenti, de leurs affects, de faire comme si rien de véritablement dérangeant ne s’était passé, de minimiser son importance ou de le nier ("ce n’est rien, ça va passer, on oublie", etc.).

Le deuxième temps du traumatisme peut apparaître plusieurs mois ou plusieurs années après. Cela peut-être, par exemple, à l’occasion d’un événement qui réveille la situation traumatique antérieure et vient désorganiser le fragile équilibre mis en place jusque-là. Les Libanais qui se sont retrouvés dans cet état à la suite du récent séisme peuvent, plus ou moins consciemment, s’être retrouvés dans cet état, d’autant plus que la mémoire du choc vécu durant l’explosion du 4 août 2020, des incendies et de l’écroulement des silos qui ont suivi demeure très vive. À cela il faut ajouter la reviviscence des traces mnésiques liées aux événements brutaux qui surviennent sans préparation, les attentats qui secouent régulièrement le pays, les bombardements ou d’autres explosions dues à diverses causes, les profondes crises fomentées par la kleptocratie au pouvoir qui font vivre les Libanais dans l’angoisse et l’insécurité quotidiennes et qui fragilisent en permanence les assises psychiques de milliers d’enfants, d’adolescents et d’adultes.

Ce retour des traumatismes qu’on a voulu oublier peut être l’occasion d’en reparler, de retrouver les sentiments vécus et de les exprimer de différentes façons (paroles, dessins, jeux de rôles, etc.). C’est comme une occasion que notre psychisme nous offre pour tenter de régler dans ce deuxième temps ce qui n’a pas pu l’être au premier temps.

Pour cela, il est recommandé de s’adresser à un intervenant capable de respecter l’état psychique et physique du sujet et ne pas s’empresser, par exemple, de vouloir le forcer à parler. L’écoute de l’intervenant est une écoute empathique, en communication avec un éprouvé favorisant un état psychologique en phase avec celui du sujet. Ce dernier peut avoir, parfois, besoin d’un temps de silence dont il faut absolument tenir compte, la traversée de l’indicible ayant rendu une parole insoutenable.

Une autre remarque importante: l’intervenant n’est pas un être objectif, indemne de tout ressenti traumatique. Lui aussi peut avoir vécu l’effroi provoqué par l’événement et, face à un sujet traumatisé, il recevra l’impact du souffle dévastateur de l’horreur vécue. Il en sera de même pour tous les intervenants futurs. L’issue de leur intervention dépendra lourdement de la résolution qu’ils apportent à leurs propres émois internes.

Pour certains sujets, s’ils sont écoutés avec le respect de leur vécu, si leur parole est reçue sans préjugés, s’ils sont écoutés avec empathie, sans banalisation ("c’est normal, ça va passer, tout va aller bien", etc.), et si cela se fait autant de fois que le sujet en a besoin, alors on peut se rendre compte d’un début de soulagement chez lui. On doit, par ailleurs, garder à l’esprit que le retentissement du traumatisme atteint les sphères les plus éloignées de la conscience.

Il faut, néanmoins, rester vigilant tout au long des jours suivant l’événement et relever l’éventuelle existence de signes significatifs de changement dans les conduites (alimentation, sommeil, angoisses, réactions impulsives inhabituelles, évitement, isolement, etc.), en y associant éventuellement les proches.

Rappelons-nous encore une fois que tant que l’on garde l’éprouvé traumatique enfoui, les effets sous-jacents, inconscients du traumatisme continueront à affecter la conduite d’un sujet.

Une modalité thérapeutique est d’envisager une thérapie de soutien. Ce sont des séances individuelles étalées dans le temps, le thérapeute d’orientation analytique offrant la médiation de son écoute et de sa capacité à tenir face à l’horreur vécue, tandis que le sujet tente de se délivrer de sa rencontre avec l’indicible.

Une autre possibilité est de participer à un groupe de parole dont le but est de permettre à chaque participant d’extérioriser ses émotions, ses ressentis, avec l’aide d’un animateur psychanalyste ou psychothérapeute d’orientation analytique, dont le rôle est de faciliter la libre expression de chacun. Les participants se sentiront soutenus par le groupe, compris par ceux qui partagent un vécu proche, toujours dans le respect de la parole individuelle. La solidarité du groupe, son empathie avec chaque participant s’associent aux autres caractéristiques pour produire un soulagement, un effet libérateur. Là encore, on retrouve la nécessité de penser le traumatisme, de le mettre en mots, dans une tentative de symbolisation jamais facile.

Dans le cas où ces médiations s’avèrent insuffisantes pour soulager un sujet et que ses souffrances demeurent prévalentes et l’empêchent de reprendre progressivement son existence habituelle, le recours à une psychothérapie analytique individuelle ou à une psychanalyse devient nécessaire. Parce qu’il est probable que l’événement traumatisant a réveillé d’autres traumatismes demeurés inconscients et que la thérapie aidera à mettre à jour.

Certains sujets peuvent avoir tendance à recourir à la prise de médicaments. Ceux-ci pourront atténuer leurs angoisses et leurs souffrances. Le problème c’est que cet effet dure le temps de la prise médicamenteuse parce que, comme dans toute névrose, tant que les causes des affects traumatiques ne sont pas traitées, elles demeureront actives dans le psychisme.