Dans le conte de Blanche-Neige, les frères Grimm mettent en scène une reine dotée d’un narcissisme maléfique. Toute reine qu’elle soit, elle n’en demeure pas moins dans le doute d’elle-même, rivée à son image dans son miroir, attendant la confirmation d’un moi imaginaire qui doit lui être renvoyée. Cette attente s’avère vaine et continuellement frustrante. Tout comme dans le conte de Narcisse, seule la mort la délivrera de l’obsession de son image.

Il en est relativement de même du Narcisse effréné que s’avère être le selfiste. Grâce aux progrès techniques, il jouit de contempler son image démultipliée en autant de reflets qu’il y a de récepteurs. Le portable devient le miroir dans lequel il peut se contempler mais sa psyché est toujours décevante : elle se révèle toujours fuyante, le plongeant dans une attente inextinguible. Non seulement il est dans le doute de ce qu’elle reflète, mais il l’est aussi de sa propre identité miroitante. Il espère – en vain – qu’il en sera délivré par le " like " qu’un autre lui offrira en signe de reconnaissance, de confirmation, un autre semblable dont l’identité est tout aussi incertaine. S’il est vrai que " le paraitre répare le manque à être, le manque constitutif de l’être " comme l’écrit Michel Schneider, le narcissiste selfiste est dans le déni de ce manque, il est plutôt dans une recherche avide d’un ego boursouflé, qui accroitrait la jouissance de sa propre image. Si le narcissisme est nécessaire à la constitution de l’individu, il devient mortifère quand il se transforme en conduite boulimique.

Le selfiste est un mendiant d’amour ! Le like est reçu comme une déclaration amoureuse. C’est un besoin si fort qu’il en devient obsédant, l’accompagnant en permanence : à table, en voiture, dans la rue, dans une réunion, dans la chambre à coucher, etc., partout le petit miroir portatif mendie de l’amour.

C’est comme si le selfiste, hésitant quant à ce qu’il doit penser de telle ou telle partie de son corps, avait besoin des " like " complices des autres pour mieux l’accepter, se l’approprier, comme l’écrit le psychanalyste Serge Tisseron. Il voit, dans cet échange de photos et de portraits de soi, multiples et variés, parcellaires et constamment renouvelés, une recherche d’une identité impossible à unifier, comme cela se produit, par exemple, à l’adolescence. Comme en ce temps-là, les selfies seraient autant de peaux que porteraient pendant un court moment les selfistes puis s’en débarrasseraient pour en endosser d’autres dans un processus d’habillage et de déshabillage permanent. L’insécurité et l’instabilité dans lesquelles se trouvent les " selfidolescents " les poussent à rechercher d’autres semblables qui partagent cette même précarité. Créer ou rejoindre une communauté dans laquelle on se reconnaît et par laquelle on est reconnu a le pouvoir d’apaiser quelque peu leur sentiment d’angoisse sous-jacent.

Le selfiste serait-il ainsi un éternel adolescent en quête d’une identité en friche ? Ou faut-il aller encore en-deçà du développement, et y voir une régression au stade préœdipien où l’enfant s’exhibe sans pudeur devant les adultes, fier d’exposer son corps dénudé ?

Est-elle devenue si désespérante la vie privée du selfiste pour que son destin ne puisse plus se limiter à un espace intime exclusif mais doit s’étendre à l’immensité d’internet ? Dans une société de surexposition, de médiatisation et de surconsommation, l’intimité dévoilée prend une valeur marchande soumise à une estimation, mesurée quantitativement au nombre de " like ".

Il y a déjà plus de 150 ans, en 1859, Baudelaire vitupérait contre " une société immonde se ruant comme un seul Narcisse pour contempler sa triviale image sur du métal ". Une image de soi éphémère, remplaçable comme un objet dont on ne veut plus et qu’on échange inlassablement pour un autre ?

La communauté de selfistes serait-elle le symptôme d’une société infantilisée qui se contenterait d’une facette d’un moi sous la forme d’une enveloppe protectrice contre des représentations indésirables ou pénibles ? Cette facette devient-elle le moyen privilégié de se connaître ou d’établir des échanges maintenant ces sujets éloignés de leur identité profonde ? Alors que celle-ci ne peut être approchée qu’avec l’acquisition d’un " Je " (qui ne saurait être confondu avec le moi) produit de l’acceptation de la castration symbolique, rappelant à tout être qu’il est d’abord orienté, déterminé par les forces cachées de son inconscient, lieu de sa vérité.

Force est de reconnaitre que c’est une entreprise assez difficile car toutes les ressources de notre société de consommation sont mises en branle pour flatter et maintenir constamment affamé le narcissisme individuel, pour encourager sans retenue les satisfactions pulsionnelles, pour développer des addictions aux multiples objets offerts, pour confiner le consommateur dans un enfermement narcissique, quitte ensuite à proposer des aides thérapeutiques, surtout médicamenteuses, supposées guérir, en réalité fallacieuses car la rechute en sera l’aboutissement, renouvelant la sollicitation de nouvelles prises en charge, créant ainsi des besoins d’assistanat continuels.

Dans une toile intitulée  Reproduction interdite de René Magritte, se tient un homme face à un miroir. Nous le voyons de dos mais, dans son miroir lui aussi se voit de dos. Devant ce tableau, on est saisi d’un trouble. Nos repères perceptifs habituels se trouvent désemparés, confrontés à " une inquiétante étrangeté ". Nos capacités d’entendement sont en panne. Ce que nous dit Magritte dans ce tableau, c’est que la quête du même, de l’identique est impossible ; notre identité est fuyante, la vérité sur nous-mêmes ne réside pas dans le semblant, elle est à chercher dans un ailleurs empreint de mystère.

Le selfiste ne serait-il, en définitive, qu’un être étranger à lui-même,
malheureux, désemparé, en continuel mal d’amour, cherchant éperdument à élucider l’énigme renvoyée par le regard de sa mère, sans jamais pouvoir la résoudre ?

 

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