Katya Traboulsi est une artiste autodidacte profondément attachée à ses racines libanaises et marquée comme tous les Libanais par les nombreuses blessures et cicatrices de son pays. Son exposition, Rej3a ya mama ("Je rentre, maman"), qui se tient à la galerie Saleh Barakat jusqu’au 26 avril 2023, est sans doute une promesse d’aller-retour.

 

Toutes les aspirations de Katya Traboulsi tendent aujourd’hui à restaurer la mémoire, rappeler la richesse du patrimoine culturel libanais, la noblesse de ses valeurs ancrées dans une terre riche d’histoire et berceau de civilisation. L’artiste s’attache ainsi à rétablir cet héritage, à le revaloriser en puisant à la source, celle nourrie de la réalité socio-politique libanaise affectant la vie quotidienne des citoyens.

Sa première source d’inspiration? Les motifs décoratifs affichés à l’arrière des camions ainsi que les multiples phrases et dessins qui les accompagnent. Pour l’artiste, ces messages sont des compagnons de route qui viennent tempérer l’exaspération du conducteur coincé dans un embouteillage, lui racontant des histoires empreintes de drôlerie et de sagesse. Le camion s’érige en témoin fidèle et éloquent des croyances, fantasmes, coutumes, peurs et obsessions de tout un peuple, véhiculant, outre ses marchandises, des mots chargés de spiritualité et de bon sens, de prières et de judicieux conseils.

Dans sa quête identitaire, Katya Traboulsi entre en contact avec les artisans de Tripoli passés maîtres dans cette tradition artisanale – art sérigraphique ou pop art national – destinée à la décoration des camions. Elle leur commande la réalisation des multiples dessins et croquis conçus par elle, inspirés de motifs et d’inscriptions affichés à l’arrière des véhicules. De cette collaboration fructueuse naissent des œuvres originales et inédites de style naïf en métal découpé et coloré, sur lesquelles s’inscrit comme dans un récit tout un imaginaire collectif peuplé d’oiseaux, de lions, de paons et d’amulettes d’œils, d’arbres de vie et de dictons:
"Comble tes parents, tu combleras Dieu."
"Mieux vaut un ami bien intentionné que cent qui ne le sont pas."
"Mansarde qui rit et pas château qui pleure."

L’artiste rend ainsi hommage à cette tradition culturelle tripolitaine grâce à une subtile médiation entre art et artisanat afin d’aider ce dernier à reconquérir ses titres de noblesse.

Le camion devient symbole de vie, celui du sang qui circule dans les artères de la patrie pour nourrir ses organes dans un perpétuel aller-retour entre nord et sud, est et ouest. Le camion à dimension humaine revêt une personnalité particulière; Habillé, chamarré, décoré de tatous, il devient chargé d’histoire et de culture, décrivant l’âme d’un peuple. On y trouve souvent aussi l’amulette porte-bonheur contre le mauvais œil – une sorte d’appel à la protection du ciel et à ses pouvoirs magiques. Foi et superstition forment ainsi un bouclier pour parer le  regard – jaloux et malveillant – de l’Autre et assurer la protection du conducteur:
"L’envieux n’est pas victorieux."
"Mieux vaut une morsure de lion qu’un regard d’envieux."

Par un clin d’œil tendre et amusé à la fois, l’artiste dénonce ainsi la frontière ténue entre religion et superstition propore à la culture méditerranéenne et orientale.

Katya Traboulsi finit toutefois par se libérer de sa source d’inspiration première pour imprimer son propre langage dans une expression fantaisiste et teintée d’humour grâce à des allusions ironiques, remplaçant les inscriptions apparaissant sur les portes du camion par leur contraire: "Y a pas d’eau, y a pas d’électricité"!

"Je reviens, maman", inscription à l’arrière du véhicule qui donne son titre à l’exposition (Rej3a ya mama), représente finalement ce lien indéfectible des enfants à leur mère patrie, lien ombilical, inscrit dans leurs entrailles, marquant leur peau comme au fer rouge.

Ce slogan scandé par l’artiste dans ses œuvres – comme un appel au retour du migrant à sa terre – ravive enfin l’espoir, puisque le camion, après un long périple, reste fidèle à sa promesse et finit toujours par revenir…

Rej3a ya mama se vit comme une prière, une espérance, une incantation, un cri d’amour!

Jocelyne Ghannagé
www.joganne.com