Répondant à l’appel de l’Institut français de Beyrouth, le projet Paroles de femmes, Liban a débuté en septembre 2019 et s’est, depuis, réinventé sans cesse au gré des événements et au fil des portraits dressés par les créateurs. Chantal Mailhac explore le corps et la voix, Hadi Deaibes crée des rythmes et des sons, et Valérie Cachard fait émerger des histoires, des récits intimes et personnels. En décembre 2020, la création radiophonique de quarante minutes est prête. En mars 2023, dans le cadre du Mois de la francophonie, elle fait le tour des régions libanaises. Quatorze femmes âgées entre 20 et 65 ans trouvent mots et espace pour s’exprimer et livrer un témoignage collectif alimenté par leurs histoires personnelles. Il est à signaler que le projet a été diffusé pour la première fois dans le cadre du festival FarAway 2022 à Reims, en France.

Valérie Cachard et Hadi Deaibes témoignent simplement de leur expérience, celle de faire porter la voix de femmes malgré les chemins sinueux de la vie. Et pourtant, c’est un triomphe que de mener à bout un projet par les temps qui courent, et une victoire que de porter sur les planches d’un pays meurtri ou dans l’écho de l’espace inhabité, l’expression de soi, la voix humaine.

Où puisez-vous vos idées? Des circonstances ou de l’impulsion du moment?

Chaque projet se nourrit à des sources différentes. Les projets personnels et les projets "commandés" ne nous touchent pas au même endroit. Paroles de femmes est le prolongement du projet Perles en branches, un spectacle court autour de contes racontés par des femmes pour des femmes et basé sur le livre du même titre de Najla Jreisati Khoury. Le spectacle commandé par l’Institut français de Beyrouth pour le Salon du Livre – qui n’a pas eu lieu –, a connu une première étape de travail en décembre 2019, mais en raison des diverses crises traversées par le Liban et de l’apparition du Covid et ses conséquences, ce projet a pris un autre tournant et une autre forme. Les circonstances ont donc dicté en quelque sorte la mise en place du projet. En même temps, le projet a été nourri par le présent qu’on pourrait voir comme "l’impulsion du moment". Les femmes ont été invitées à écrire d’abord pendant trois semaines. La confiance qui s’était établie par le travail au plateau a fait qu’elles ont été généreuses et sincères dans leurs écrits. Valérie Cachard a ensuite composé pour chacune un texte à partir de leurs mots. Les femmes l’ont travaillé et enregistré en ligne avec Chantal Mailhac. Ensuite, Hadi Deaibes s’est emparé de ces enregistrements pour transformer l’ensemble en création radiophonique.

Est-il facile de créer dans un pays et avec des êtres en pleine déconstruction?

Il n’a jamais été facile de créer au Liban en raison de l’absence d’une vraie politique culturelle, d’un théâtre national, de subventions étatiques. Il y a aussi les idées reçues sur ce qu’est le théâtre qui fait qu’il est difficile de renouveler le public…

Aujourd’hui, comme toujours, on crée avec le chaos ambiant qui peut devenir une impulsion, un moteur, pour la création, dans la manière dont on s’oppose à lui, ou dont on le contourne ou l’adopte au service de la création. Nous travaillons en ce moment sur un nouveau spectacle, Victoria K, Delphine Seyrig et moi ou la petite chaise jaune, pour le mois de mai. Nous sommes confrontés à de nouveaux paramètres qui grignotent de l’énergie que nous aimerions mettre au service de la création Refaire systématiquement son budget par exemple en fonction de la dévaluation de la monnaie; se demander si le public aura la disposition mentale et les moyens financiers d’être au rendez-vous…

Une autre difficulté est liée à toutes les illusions qui sont tombées ces trois dernières années et qui nous mettent face à une réalité amère dans laquelle nous vivons. Une réalité que nous avions tendance à enjoliver ou à ne pas regarder pour ce qu’elle était vraiment. Cette prise de conscience est violente et pose la question du sens de ce que nous faisons et de l’adresse: Pour qui créons-nous? Ce sont des questions que l’on a l’habitude de se poser, mais leur goût est autre car il flirte en permanence avec l’absurde. Tout est remis en question. Il y a une dissociation permanente entre qui nous avons été et qui nous sommes, la ville que nous avons habitée et la ville que nous habitons… Il est difficile de s’ancrer quand le "là" est mouvant et en déconstruction quotidienne, et donc impossible de se projeter. 

En même temps, voir les réactions positives face au travail nous fait oublier les difficultés. Le fait que l’Institut français programme une tournée gratuite de Paroles de femmes – donc accessible à un grand nombre – nous a rendus heureux. 

Ce pays et cette ville contiennent encore des socles sur lesquels nous pouvons prendre appui quand nous avons des doutes ou que nous sommes fatigués. Pour notre prochaine création, Hammana Artist House nous a accueillis en résidence en janvier, le théâtre de Zoukak nous soutient en mettant à notre disposition des techniciens et une écoute, le collectif Bah est venu nous donner un coup de main, souffler du texte, apporter un regard extérieur, des amis sont venus assister à des répétitions pour partager ces étapes de travail. Ils nous aident à résister et à continuer à croire en ce que nous faisons.

Qu’est-ce qui vous motive à initier un projet théâtral dans ce tourbillon d’incertitude ? Est-ce un besoin ?

Paroles de femmes est né au début du Covid. Nous l’avons fini en novembre 2020. Il a ensuite connu de petites modifications. Nous savions depuis novembre que nous souhaitions partager ces voix au Liban. Il a été entendu en février 2022 à Reims. Nous avons été patients et au bout de deux ans et demi, il a été proposé par l’Institut français du Liban pour une tournée régionale qui s’est achevée le 22 mars. 

Cette tournée nous a prouvé que nous avions eu raison de nous accrocher. Le faire sous la forme d’une sieste littéraire, en invitant les auditeurs à laisser leurs corps se reposer, en proposant une expérience différente, une forme de fraîcheur qui offre au public une parenthèse nécessaire. Nous étions présents à chaque écoute pour prendre le temps de discuter avec les auditeurs de leur ressenti. Ces échanges ont conforté la nécessité de l’art. Nous avons rencontré un public multiple et un public scolaire. Nous ne voyons pas à la base un aspect pédagogique à ce projet, mais les réactions et la prise de parole qu’il a suscitées chez les jeunes nous ont donné envie de l’amener chez plus d’adolescents.

L’art nous aide à mettre de la distance; le fait de donner la parole à des femmes auxquelles le public s’est identifié a eu un effet rassembleur. Or nous avons besoin aujourd’hui encore plus qu’auparavant de nous souvenir de ce qui nous unit mais aussi de ce qui fait notre diversité et multiplicité. La création nous protège pour quelques heures de la morosité ambiante et de la violence extérieure. Elle nous permet de garder le lien avec la partie de notre être que nous avons décidé de faire grandir et évoluer. Elle nous remet dans notre axe, nous ancre, nous permet d’interroger le monde au lieu de le subir. Elle annule l’incertitude pendant quelques heures car nous savons ce que nous faisons, où nous allons et où nous souhaitons embarquer les spectateurs. Et quand ces derniers se laissent embarquer comme c’est arrivé avec Paroles de femmes, il y a une forme de magie qui opère pour quelques heures. Nous acceptons ensemble d’être déplacés, remués, de regarder, d’écouter autrement, de s’offrir donc une longue respiration.

Marie-Christine Tayah
Instagram: @mariechristine.tayah

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