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Mon bouclier est parti/ Ma protection est enlevée

Je suis une plaie/ Mon corps palpitant/ Souffrant d’exister

Mon cœur est un immense lac/ Noir de potion

Je suis aveugle/ Me noyant dans cet océan/

Mon âme déchiquetée/ Mon esprit est brisé

                                           Björk, Black Lake

Nous avons obtenu l’accord des auteurs pour la publication de ces deux textes. Leurs témoignages reflètent le vécu intime de beaucoup de Libanais qui, depuis de trop longs mois déjà, luttent pour que la pulsion de vie l’emporte sur la pulsion de mort.

E.Y., 52 ans, profession libérale

Je me suis rendu ce mardi, à ma séance de 18 heures, comme d’habitude. J’ai mis du temps à commencer à raconter mon rêve de la nuit. À peine avais-je commencé qu’une secousse a fait vibrer toute la maison. Silence. Je n’étais pas le seul surpris. Mon psy l’était tout autant. J’ai dit: c’est un tremblement de terre. Il pose sur moi un regard interrogateur. Nous avons ensuite entendu un vrombissement d’avions auquel a succédé une explosion bien plus puissante que la première. Les vitres, les murs et le sol ont tremblé et j’ai entendu des portes intérieures claquer. C’est une déflagration, dit mon psy. Je ne savais que répondre. J’avais perdu le fil de mes pensées. Quelques minutes plus tard, nous avons fait une piètre tentative de reprendre le fil du récit, mais il m’était impossible d’ignorer l’angoisse qui me comprimait le ventre. J’ai bafouillé quelques mots. Il m’a demandé si j’avais besoin de quelque chose. Je lui ai dit que je voulais rejoindre ma famille et il a répondu: "Bien sûr."

Au bout du téléphone, j’entends la voix paniquée de ma femme: "C’est une explosion au port. Je vois les images à la télé. On dirait une bombe atomique. Heureusement que tu n’es pas à Beyrouth. Les enfants sont choqués. Viens vite."

Je les rejoins et nous regardons ensemble des images hallucinantes: des êtres hagards, ensanglantés, le regard hébété, assis sur des décombres ou entraînés loin des lieux noircis. C’était Apocalypse now.

Une chape noire s’est abattue sur moi. Submergé par une tristesse infinie, je me sentais comme un morceau de cette ferraille noire, une poignée de ce tas de cendres, l’esprit enténébré, aussi hagard que ces hommes et femmes terrassés.

Je tentais de me reprendre. Je me disais: "Grâce à Dieu, nous sommes tous indemnes, loin de Beyrouth". En vain.

Les appels se succédaient. Ma sœur à Achrafieh a échappé "par miracle" à l’effondrement de son appartement. Une tante âgée a été emportée par le souffle de l’explosion. Elle est tombée. La jambe fracturée dans les décombres de sa maison, elle ne peut pas se relever. Une amie hurle de terreur. Un collègue me raconte les moments du drame qui a détruit sa maison. Ce n’était que le début des tragédies vécues par les Beyrouthins et dont les cruels échos nous parviendront continuellement.

Que pouvais-je bien leur dire alors que mon cœur est brisé d’angoisse, de peur, de douleur?

Une fois que nous étions sûrs que nos parents et amis avaient échappé à la mort "par miracle" comme tous le disent – comme nous sommes égoïstes dans ces moments alors que les nouvelles nous informaient des centaines de morts et de blessés –, je me suis entendu répéter cette habituelle consolation libanaise minimisant les énormes dégâts matériels et remerciant Dieu d’avoir la vie sauve.

Je ressens un immense sentiment de solitude et d’abattement mais aussi de colère et de rage. Je me dis que ce pays est maudit des dieux. Je n’y voyais plus aucun avenir. Déjà, avec la crise économique et la dévaluation de la monnaie, nous tirions le diable par la queue. Cette catastrophe sonnait le glas de toute espérance.

Pendant toute la journée, je m’efforçais de paraître "normal", de parler et d’inciter mes enfants et ma femme à le faire aussi, comme on le recommande dans ces cas-là. Je faisais semblant d’être vivant alors que tout en moi agonisait. J’absorbais toutes les images endeuillées qui passaient en boucle. Tous ces corps ensanglantés se transformaient en autant de notices nécrologiques du décès de Beyrouth et du Liban.

Cette nuit-là, j’ai rêvé d’un homme velu, couvert de peaux de bêtes, tel un hominien des cavernes. Il semblait poursuivi et courait comme un dératé en regardant souvent derrière lui, cherchant refuge dans la touffeur de la forêt. J’y vois le réveil de traumatismes infantiles qui ne semblent pas du tout apprécier leur retour à ma conscience.

A.M., 45 ans, psychothérapeute

On attend de moi une neutralité, une attitude calme, bienveillante, empathique. Une écoute qui permette à mon vis-à-vis d’associer spontanément, sans être perturbé par une expression ou une attitude déroutantes de ma part.

Depuis un certain temps déjà, je me demande, à chaque séance, si je vais y parvenir.

Cela a commencé avec la dépréciation catastrophique de la monnaie et la mutation petit à petit d’un univers qui, d’ouvert et optimiste, s’est transformé en une vie étriquée, grisâtre, close, sans filet de sécurité. Puis la Covid-19 s’est imposée non sans conséquences paradoxales pour la thérapie: les symptômes obsessionnels et la suspicion paranoïaque ont été valorisés et, nous qui favorisions la sincérité et la spontanéité, recommandions désormais le port d’un masque même en séance!

Avec la grave détérioration des conditions de vie, le discours qui me parvenait n’était plus qu’angoisses et plaies ouvertes.

Mon objectif premier était – et est toujours – de contenir les patients, de permettre l’expression de leurs peurs, de leurs questionnements souvent accablés, de leurs douleurs psychosomatiques, de leurs symptômes dépressifs face à un avenir brutalement bloqué. Avec la prise de conscience de l’absence de toute volonté politique de sortir le pays de leur enfer quotidien, les patients, à l’instar de beaucoup de Libanais, tombent dans des abîmes de confusion qui fragilisent les restes de leurs ressources combatives. Le cliché de "la résilience légendaire des Libanais" se traduit aujourd’hui par une marée humaine migrante.

Avec la tragédie du port, ses morts, ses centaines de blessés, ses destructions atomiques, les patients s’effondrent à l’instar de leurs appartements, de leurs biens et de tout ce qui leur offrait un certain réconfort.

Il faut bien que je soutienne cet homme de 35 ans, entrepreneur, qui se retrouve au chômage forcé et qui se plaint de douleurs dans la poitrine, de sensations d’étouffement et d’insomnies.

Il faut que je trouve les mots qui redonnent des forces à cette mère de famille qui ne sait pas quoi dire à ses enfants quand ils sursautent au moindre bruit un peu fort, qui observent leur père triste et abattu alors qu’elle-même est au bord de l’effondrement.

Comment donner de l’espoir à cette jeune femme qui se demande si elle pourra continuer à subir les souffrances quotidiennes sans vouloir chercher à mettre fin à ses jours?

Comment garder mon calme lorsque, dès qu’elle entre, avant même de s’asseoir, cette patiente éclate en sanglots et n’arrête pas de pleurer durant toute la séance?

Puis-je demeurer neutre devant ce père de famille de 48 ans qui déclare qu’il est au bout du rouleau, qu’il n’est plus sûr de rien et qui se réveille chaque matin avec la mort dans le cœur?