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De Beyrouth à Paris, même chaleur de rues, mais sèche. Même écrasement, envie de rejoindre les ombres. Les murs d’ici, comme sous les arbres de jeddo au village, olivier pin ou citronnier. L’inaccessible cèdre fait rêver avec ses amples branchages, mais je n’ai pas le choix des arbres. Je me replie, bienfaisant silence de la solitude d’août.

Rare, étrange isolement citadin, depuis ce jour-là, mes instants envahis. Je suis loin d’eux, en prise. Comme instinct, la frayeur m’enferme, mais hors de moi, désormais enchaînée. Je ne renonce à aucun signe du pays quitté, lis textes, images, m’effraie des voix, notes assourdies par leurs émotions. Larmes, constantes retenues à pleines paupières. Je ne pleure pas, mon corps craque. Le pouls défaille, folle poitrine danse, les os tremblent… dissociés des pensées comme autant de réponses déviées à l’abstraction de la peur quand elle tombe, totale. La peur du trop connu, vaporeux passé comme souffle latent. Je surveille, ne pleure pas; les larmes sont.

Puisque j’ai échappé au pire. Larmes au corps, comme les mots; nécessité de broder l’horreur de syllabes, pour limiter son ampleur, la confusion. Contenir sans recouvrir. En marge s’il le faut, puisque je n’y suis pas. Écrire, densifier l’expression comme bouclier de pudeur, prudence qui assèche. L’indécence, ma hantise. Puisque je suis loin d’eux, citoyenne d’un gouvernement qui protège, qui rend des comptes. Puisque j’ai échappé au pire, après dix jours passés au Liban la semaine précédant le drame. Comme j’ai déjà quitté, à répétition quitté. "Tu nous as abandonnés", me disent les plus proches. L’abandon et je pense de suite à l’enfance, la tragédie. Ma trahison ordinaire.

Depuis ce mardi, j’entends à nouveau les sirènes de l’hôpital d’à côté. Je les entends toutes, de jour, de nuit. Elles creusent l’espace de leurs alertes, comme appels sans réponses possibles. Je suis inutile. À l’affût, j’assiste. Même impuissance, mêmes sursauts. La menace comme la nuit me regardent en retour; l’immanence du danger ne nous a jamais quittés. Ce ne sont pas des souvenirs qui remontent, mais des pierres qui marquent à vie. La guerre n’a pas pris fin, elle s’est déposée dans ce corps collectif alourdi de nos besoins, mouvements en avant, notre foi dans la vie. Nous nous sommes "pausés", nécessaire survie. Sur les épaules, nous ne portons pas d’enfants, mais nos politiciens et l’immense honte d’appartenir à ça. Devoir récuser en vain cette filiation crapuleuse. La contester dans nos rugissements de somptueux monstres qui n’ont plus rien à perdre.

Aujourd’hui la relève, dignité de cette merveilleuse jeunesse moins abasourdie que nous. Leur belle détermination, bras qui balaient, déblaient les rues comme pour réparer de leurs mains nues mais solidaires. Ils n’ont pas connu la guerre, dit-on rapidement de cette génération. Nous nous trompons, ils ont vécu notre guerre, nous l’avons transmise sur chacune de nos lèvres, dans l’affolement de nos cils. Le combat que nous n’avons pas clos, désormais porté par la majesté de leurs gestes, aussi simples que ceux de nos mères, splendeur des conquêtes ordinaires.

J’appelle famille et amis, peur au fond de la gorge. Leurs voix déformées comme extirpées des décombres. Leurs pleurs, cris bloqués pour me ménager. Je les distrais à mon tour en parlant du quotidien sans importance, mes vacances à la maison, le goût inédit du temps vide, les plats que je cuisine. J’évite comme eux. Nous sommes débordés. Et si je tente analyse ou avis, la même réponse, comme parents aux gosses: "Laisse, tu ne comprends pas la politique d’ici, tu répètes ce que tu lis." Et je me tais, j’écoute comme enfant qui ne fait plus confiance aux grands, j’écoute sans les croire, mais en les aimant follement, terriblement. Je vous aime. Je ne pleure pas, arrêtée devant la fureur du lien. Fendue d’amour, ce trop-plein.

Le message vocal de ma mère sur WhatsApp me berce comme jadis l’hypnose de ses chansons: "Ne t’inquiète de rien, tu as bien fait de partir, ne pense pas à nous dans ton pays là-bas." "Mon pays", je suis sa Française. Ici, je suis la Libanaise de mes amis, des collègues, du coiffeur. Je reçois des messages, je compte ces preuves de liens. Tous compatissants et moi honteuse: oui, ma capitale est à terre, mon pays à l’épreuve de l’impossible, mais je ne mérite pas. Je suis comme eux, je regarde, lis, écoute, sécurité de chaise, de lit. Parfois, debout, pour ne pas rater les premières secondes d’un chimérique changement. Cette primauté-là, comme si j’y étais. Mais sans horizon.

J’écris, je monte mes vidéos-poèmes en recyclant d’anciennes séquences filmées avec mon iPhone. Je reprends les vues d’avion, plusieurs années de suite: Beyrouth de haut, Beyrouth d’avant avec ses milles membres levés vers les cieux, condensation impossible à penser du sol. J’écris, m’approche sur la pointe des mots, comme interdits à braver. Comme de regarder de tous les côtés un objet incandescent. Hypnotisée, sidérée. Sentiment d’usurper ma souffrance, la mienne de douleur. De voler ce droit à l’effondrement. Souffrir de loin, incertaine.

Textes transmis à l’invisibilité, ils ne me liront pas. "On ne comprend pas, tu compliques tout." Je suis sans altérité pourtant, la rage de leurs rues plantée au ventre. Le désespoir de l’amie, démesure en moi. L’amie de toujours qui s’excuse: "Laisse-moi pleurer deux jours." Me demande pardon de se détourner de la foi pendant deux jours, de s’autoriser un week-end de congé avec Dieu. "Laisse-moi pleurer, deux jours sans penser espoir, sans rêver de rebâtir. Je veux pleurer les enfants morts, pleurer notre capitale. Deux jours stupides, sans injonction ni colère; puis je croirai à nouveau, je te le promets." Je l’écoute en muette douleur, elle ne me parle pas quand elle demande pardon pour deux jours de foi perdue. Elle s’adresse à son dieu. Je suis leur absente.

Texte réécrit à partir d’une chronique publiée le 24 août 2020 dans le Courrier international.

Gracia Bejjani

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