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Aimé préparait son café turc dans la cuisine de son appartement au premier étage de sa librairie, quand le caillot de sang qui grossissait dans son artère cérébrale depuis des jours avait fini par l’obturer complètement, privant son cerveau d’oxygène. Aimé s’était effondré de tout son poids sur le sol, son café avait refroidi, la cigarette tout juste allumée dans le cendrier de son bureau avait mis le feu aux documents comptables qu’il épluchait juste à côté.

La perte de la librairie dans le quartier a été un drame dont nous avons accusé le coup sévèrement. Surtout la bande des enfants du samedi. Pauvre Aimé. Pauvres livres. Pauvres samedis… pauvres nous.

La fumée a été repérée rapidement par les propriétaires du magasin chic en face. Aimé fut emmené aux urgences. Il a survécu! Et après trois semaines de coma, cette nouvelle libératrice a donné lieu à une fête improvisée devant la librairie au masque de fumée noire. Nous trinquions à ses yeux ouverts. Aimé sortirait de l’hôpital dans quelques mois, après une lourde rééducation. Il serait… différent.

Remué par la tragédie qui avait bouleversé la vie d’Aimé, porté par la certitude que les livres restaient une inépuisable source de liberté et d’espoir, j’ai soumis une idée à mon père.

Soutenus par de nombreux habitants aisés et amoureux de la lecture, nous avons créé une cagnotte solidaire pour soutenir Aimé le plus rapidement possible. La librairie ne rouvrirait pas de sitôt et, pour beaucoup d’entre nous, c’était inenvisageable! Nous allions profiter qu’Aimé soit en convalescence pour agir et je déployais toute mon énergie pour cela.

Aimé sortit de l’hôpital après huit mois. Nous l’avons accueilli à la maison le temps qu’il reprenne du poil de la bête. Le feu s’était déclaré dans le salon de l’appartement et avait tout de même causé des dégâts, par chance superficiels. Quelques affaires envolées en fumée, des meubles réduits en cendres et des objets brisés, mais la structure de son habitation tenait debout.

Chacun avait cuisiné ses plats préférés, il y avait de l’arak et du sfouf au curcuma à profusion! Aimé affichait un visage fatigué, mais un sourire sincère avait éclairé son visage lorsqu’il nous avait trouvés réunis pour l’accueillir dignement. Il n’avait aucune séquelle motrice, aucune séquelle visible même, mais des troubles déguisés. Aimé rencontrait quelques difficultés attentionnelles et pour mémoriser des informations nouvelles, il cherchait parfois ses mots ou les prénoms des gens et disait, pour plaisanter, que ces mots-là, ils les stockaient dans un petit sac sur le bout de sa langue. Il se fatiguait plus rapidement aussi. Mais surtout, surtout… Aimé ne savait plus lire. Une alexie. Voilà comment se nommait sa maladie. N’était-ce pas la pire maladie du monde pour un libraire? En nous le disant, Aimé avait pleuré.

Le lendemain matin, Baba et moi l’avons conduit à la surprise que nous avions fomentée en son absence. Quand Aimé a ouvert les yeux, il a découvert sa librairie restaurée! Tout le monde avait œuvré pour déblayer et nettoyer le rez-de chaussée. Une partie de la boutique avait été endommagée, mais avec de bons bricoleurs et un peintre, le tour avait été facile à jouer. Aimé retrouva les lieux presque comme s’il ne les avait jamais quittés !

La récupération fut longue et malheureusement partielle. Et si Aimé mettait du cœur à l’ouvrage, le temps de la lecture d’un livre était encore loin. Il faudrait s’armer de patience avant de dévorer à nouveau des romans… Aimé décodait péniblement et, une fois arrivé au bout d’une phrase, il en avait oublié la moitié ou l’avait comprise de travers.

Rapidement, il devint évident que, pour poursuivre son activité, il avait besoin d’une assistante. Alice se révéla être la personne parfaite. Elle s’investit dans la librairie beaucoup, passionnément, à la folie. Elle l’avait sauvé, Aimé. La librairie aussi, mais Alice avait été l’épaule solide sur laquelle Aimé avait pu s’appuyer sans crainte. Elle lui avait offert de profiter du simple plaisir d’être en vie, au milieu des histoires qu’il chérissait tant.

Progressivement, "Balad el hkeyet" revint les samedis. Cela nécessita tout de même un sacré réagencement. Si Aimé présidait toujours depuis son rocking-chair fatigué, ce n’était plus lui le conteur. Mes camarades et moi avons repris le flambeau. C’était génial! À nous d’offrir des lectures à Aimé, à nous de lui rendre la pareille et de faire en sorte que perdure son appétence pour les livres et les voyages imaginaires.

J’ai continué à me rendre aux ateliers de lecture durant des années. J’ai grandi avec les camarades, mûri avec Aimé, avec des romans, au milieu des pages et dans des mondes imaginaires. La passion du libraire resta constante et sa transmission aux autres se décupla.

Avec le temps et un travail acharné, Aimé pouvait lire de petits textes. Mais il n’avait jamais regagné la confiance qui était sienne, celle qui le faisait brillant conteur et non simple lecteur.

Un jour, il nous surprit tous en racontant une histoire trouvée dans un livre dépourvu de mots. Aimé inventa de toutes pièces un récit grâce aux illustrations. N’était-ce pas les prémices de nos plus belles histoires d’amour avec les livres? Se les raconter… sa prestation avait été époustouflante! Alice nous confia combien il s’était entraîné tout seul là-haut dans son appartement qu’il avait fini par réintégrer.

***

Assise dans le rocking-chair vieillot, ma fille paraît minuscule. Ce samedi, c’est son tour de lire devant tout le monde. Elle a choisi un livre incroyable. Au fur et à mesure qu’elle raconte, les autres enfants doivent assembler les pièces d’un puzzle qui illustre le récit. Les gamins en sont dingues et chaque samedi est une fête!

C’est Alice qui a déniché ce bijou. Cette femme se sera décidément tout le temps montré à la hauteur. Elle est une pépite et la digne héritière d’un libraire que nous avons tant Aimé.

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