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Le 5 décembre dernier, trois prestigieuses universités américaines étaient sur la sellette. Convoquées devant le Congrès américain, les présidentes de Harvard, du MIT et de l’université de Pennsylvanie ont été interrogées sur des propos et incidents antisémites survenus sur leurs campus après l’attaque du Hamas en Israël le 7 octobre 2023.

Les faits sont graves: des appels explicites au "génocide des juifs" ont été proférés par des étudiants. Pourtant, lorsqu’on leur demande si de tels discours violent le règlement des universités en matière de harcèlement, les réponses des trois dirigeantes sèment le trouble. "Cela peut être le cas, selon le contexte", avance prudemment Claudine Gay, présidente de Harvard. Mêmes tergiversations du côté de ses consœurs du MIT et de Pennsylvanie.

Le "contexte" : un terme piégeux

Que recouvre ce "contexte" évoqué pour justifier de ne pas condamner fermement de tels propos? Difficile à dire. En refusant de qualifier un appel explicite au massacre d’un peuple de discours de haine punissable, les universitaires se retranchent derrière une forme de relativisme: le caractère choquant serait une simple affaire de point de vue.

Pis, l’argument est retourné contre les juifs eux-mêmes: le "contexte" renverrait en fait à la situation au Proche-Orient et au conflit israélo-palestinien. Comme si la critique de la politique israélienne justifiait des menaces de génocide! Cet amalgame tendancieux montre comment la lutte contre l’antisémitisme est instrumentalisée à des fins politiques.

La réponse des présidentes d’universités est donc doublement problématique. D’une part, elle minimise des discours explicitement racistes et criminels proférés au sein d’institutions censées promouvoir la connaissance. D’autre part, elle sous-entend que les juifs pourraient "mériter" ces menaces parce qu’ils seraient eux-mêmes responsables de crimes. Un renversement aussi choquant qu’absurde. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la phrase fameuse de Nietzsche: il n’y a pas de faits, seulement des "interprétations". Quand les présidentes affirment que la qualification d’un discours comme antisémite "dépend du contexte", c’est aussi cette idée nietzschéenne qu’elles convoquent à leur insu: il n’y aurait pas de discours "vrai" ou "faux", seulement une affaire d’interprétation…

Une liberté d’expression interprétée de façon extrême

Comment expliquer de telles réactions ambiguës de la part de dirigeantes censées être guidées par l’éthique universitaire? La référence au fameux premier amendement de la Constitution américaine, qui garantit une liberté d’expression quasi absolue, n’est pas satisfaisante. Certes, le cadre légal aux États-Unis est très permissif en la matière; mais il existe des limites. En France, de tels propos appelant à la violence et niant des crimes contre l’humanité auraient entraîné des condamnations pénales, comme ce fut le cas pour Jean-Marie Le Pen après ses déclarations sur les chambres à gaz, " détail de l’histoire ".

Aux États-Unis au contraire, c’est donc une interprétation extrême de la liberté d’expression qui est à l’œuvre avec la réaction des présidentes d’universités. Une interprétation reflétant une forme de complaisance avec des idées moralement et juridiquement condamnables, qui ne serait pas tolérée de la sorte en France.

Une complaisance coupable

Comment expliquer une telle complaisance? Au-delà des ambiguïtés propres à la société américaine, gangrenée par des mouvements suprémacistes, l’atmosphère sur les campus a aussi largement évolué ces dernières années. Sous l’influence des thèses " décolonialistes " et du militantisme " woke ", un climat de censure et d’intimidation s’est installé dans nombre d’universités américaines, frappant en particulier les intellectuels jugés " sionistes ". La lâcheté des présidentes d’université n’est donc pas sans lien avec cette ambiance délétère qui banalise les positions radicales. Comme le soulignait Hannah Arendt avec son concept de " banalité du mal ", ce dernier peut advenir de façon banale, par des personnes apparemment " normales " qui obéissent sans réfléchir aux ordres ou normes en place. Nous y sommes, et c’est d’autant plus ahurissant que la présidente d’Harvard est afro-américaine.

Des réactions qui banalisent le pire

Quoi qu’il en soit, le résultat est limpide: en tergiversant face à des appels explicites à la haine et au crime, les dirigeantes universitaires banalisent les pires discours.

Ici, l’argument de la liberté d’expression a pu conduire à une forme de passivité et de complaisance vis-à-vis de discours de haine, qui pourraient être le terreau de crimes futurs. On retrouve également chez les présidentes une forme de " sentiment d’absurdité " décrit par Albert Camus: l’acceptation passive de discours immoraux et dangereux révèle une insensibilité au non-sens du monde.

Cette affaire illustre en outre les risques de la " grenouille bouillie ": si l’on plonge une grenouille dans l’eau bouillante, elle sautera immédiatement, mais si on monte progressivement la température, elle ne réagira pas et finira par mourir. Si l’on tolère aujourd’hui des discours haineux explicites, la barre de ce qui est acceptable peut être petit à petit abaissée, jusqu’à banaliser des appels à la violence sans réagir.

Il est très urgent de rompre avec ces logiques mortifères qui paralysent l’action contre le racisme. L’heure n’est plus à la complaisance, mais à la fermeté absolue face aux discours déviants. C’est à ce seul prix que les folies meurtrières du passé pourront être évitées. Les présidentes d’universités se doivent de montrer l’exemple; faute de quoi les concepts de responsabilité éthique et de " plus jamais ça " ne seront que des mots vides de sens.

Mais peut-être est-ce déjà trop tard; l’eau frémit dans la casserole où se trouve la grenouille…

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