Le grand écrivain soudanais Abdelaziz Baraka Sakin a rencontré le public d’Arles ce 28 janvier, à l’invitation d’Atlas, association très engagée dans la traduction de la littérature arabe vers les langues européennes notamment. Quelques mois avant la sortie française de son nouveau roman abordant l’esclavage dans le monde arabe, Ici Beyrouth a fait escale au Collège international des traducteurs littéraires pour une interview exclusive avec l’auteur et son traducteur, tous deux récompensés par le Prix de la littérature arabe 2020.

©Patrice NORMAND/ Leextra

Abdelaziz Baraka Sakin est né au Soudan, à Kassala, près de la frontière avec l’Érythrée d’une famille originaire du Tchad et du Darfour. Sensibilisé à la littérature d’Edgar Allan Poe dès l’âge de 13 ans, il a publié en langue arabe plusieurs nouvelles et huit romans, mais aussi, en tant qu’éditeur, des auteurs de la Corne de l’Afrique. Grâce à Xavier Luffin qui l’a découvert, deux de ses romans sont aujourd’hui connus du public français:  Le Messie du Darfour – Prix littérature-monde 2017 (entre autres) – paru chez Zulma en 2016 et republié il y a quelques mois; ainsi que Les Jango paru chez Zulma en 2020, ayant valu au traducteur le Grand Prix de traduction de la ville d’Arles, et à l’auteur le prestigieux prix Tayeb Salih lors de la Foire du livre de Khartoum en 2009.

La même année, le livre est censuré au Soudan, et Abdelaziz Baraka Sakin est jeté en prison. Condamné à mort, il échappe miraculeusement à l’exécution avant de s’exiler en Autriche en 2012. "Je suis l’auteur le plus lu au Soudan et c’est pour ça que le pouvoir me déteste. Je prône la pluralité des identités chez chaque individu. Mes livres sont interdits car ils remettent en question la vision officielle du Soudan", confie l’auteur qui vit aujourd’hui entre la France et l’Autriche.

Un contre-discours

Pour contourner la censure, Abdelaziz passe des accords avec les éditeurs. Ses livres sont distribués gratuitement en version PDF. Certains exemplaires sont parfois imprimés de manière illicite dans des containers, même si la qualité laisse à désirer. Comme d’autres d’intellectuels soudanais, Abdelaziz Baraka Sakin pense que l’imposition de l’identité arabo-musulmane a plongé le pays dans la guerre. "Les soulèvements populaires ont commencé dès 1955 au moment de l’indépendance du Soudan, contre le pouvoir central qui imposait une identité arabe et musulmane. Comme on a pu le voir au Darfour ou au Kordofan, les gens ont pris les armes pour défendre leur identité lorsque les langues locales et divers rites religieux ont été interdits", souligne-t-il dans une interview exclusive à Ici Beyrouth.

"Les Soudanais n’ont pas été colonisés par les Arabes; ils ont vécu avec eux et ont adopté leur langue. Nous sommes à la charnière entre l’Afrique et le monde arabe. Notre pratique de l’islam contient des traditions nubiennes et soufies. Il y a 120 langues parlées dans le pays. Quand le Soudan a rejoint la Ligue arabe, les dirigeants libanais ont dit quelque chose de très important: ‘Si le Soudan adhère, la Ligue est non seulement arabe mais aussi africaine.’ Les nationalistes au pouvoir en Égypte et en Syrie n’ont pas voulu l’écouter, pourtant cela s’est avéré vrai."

De gauche à droite : Xavier Luffin, Bruno Barmaki (interprète), Abdelaziz Baraka Sakin, et Lydie Mushamalirwa (modératrice) au Collège international des Traducteurs littéraires (CITL) à Arles, le 28 janvier 2022

Dans son roman Les Jango, Abdelaziz Baraka Sakin fait entendre plusieurs dialectes, plusieurs voix, plusieurs narrateurs aux lecteurs étrangers à la région proche de l’Éthiopie et l’Érythrée où il a lui-même vécu. Son travail est aujourd’hui publié en Égypte et en Syrie tant il est expérimental au niveau de la temporalité, de l’espace et surtout de la forme transformant les diverses langues orales en une nouvelle technique de narration. "Il y a un public sur lequel j’écris, qui ne lit pas mon travail car il est pauvre et analphabète, et un autre public pour lequel j’écris, à savoir la classe moyenne car elle détient les clés du changement", explique-t-il aux Arlésiens venus l’écouter. "Je tente d’intégrer toute la diversité religieuse, linguistique et culturelle dans ma littérature car, au contraire du gouvernement, je pense que c’est une richesse. Les dirigeants soudanais ne savent pas gérer la pluralité; ce sont des militaires extrémistes affiliés aux Frères musulmans, comme Omar el-Béchir resté au pouvoir trente ans. Nous sommes gouvernés par des criminels et des ignorants; ils ont fait du pays le grand supermarché des puissances étrangères et des pays du Golfe."

Une littérature marginalisée

Xavier Luffin le confime à Ici Beyrouth: "Le Soudan est depuis des siècles le carrefour entre la culture arabe et africaine. Cela donne quelque chose de très riche et singulier d’un point de vue littéraire; un réalisme magique qui puise dans les racines locales. Les deux cultures sont présentes dans les romans d’Abdelaziz Baraka Sakin, tout comme chez Ahmad el-Malik – dont j’ai aussi traduit un roman publié chez Actes Sud en 2007 – ou encore Raniya Mamoun. En face du pouvoir, il y a des intellectuels qui ne veulent pas gommer leur arabité car elle fait partie de leur culture, mais revendiquent aussi leur africanité. C’est quelque chose de très ancien, que l’on retrouve déjà dans la littérature arabe classique."

Professeur de littérature arabe à l’Université libre de Bruxelles, il vient de publier Poètes Noirs d’Arabie. Une anthologie (VIe-XIIe siècle) aux éditions de l’Université des Beaux-Arts. "Parmi la vingtaine mentionnée dans l’anthologie, il y a quelques poétesses. Il ne s’agit pas seulement d’auteur.e.s à la peau noire; ils/elles revendiquent leur culture africaine. Il y a un fil conducteur et une intertextualité entre eux/elles, mais aussi avec des non africains. Le thème de l’esclavage est présent depuis l’époque de la Jahiliya avec des poètes comme Antara Ibn Chaddad, auteur d’une mu’allaqa, dont la mère était une esclave éthiopienne", remarque ce spécialiste de la littérature arabe africaine.

L’esclavage est d’ailleurs le sujet du dernier roman d’Abdelziz Baraka Sakin, à paraître ces prochains mois en français. L’écrivain aborde la colonisation de Zanzibar par le sultanat d’Oman, de la fin du XVIIe jusqu’au milieu du XIXe siècle, à laquelle succèdera le protectorat britannique. "Les autorités gouvernementales devraient présenter des excuses. Cet esclavage est nié par les Omanais qui ont interdit le roman. Les Arabes parlent de la colonisation européenne, mais ils refusent que l’on parle de leur colonisation et du commerce d’esclaves. J’ai écrit ce livre pour ne pas que l’Histoire se répète. L’exploitation abusive des Éthiopiennes se poursuit encore aujourd’hui dans certains pays du Moyen-Orient, comme par exemple au Liban", déplore Abdelaziz Baraka Sakin.

À Xavier Luffin de conclure: "Il y a depuis quelques années une série d’auteurs arabophones dans les pays africains situés en-dessous du Maghreb tels que le Sénégal, le Mali, le Nigéria, le Tchad, la Somalie, mais surtout l’Érythrée. Ce dernier pays me semble le plus intéressant, au même titre que le Sud-Soudan, avec des auteurs comme Hajji Jaber, Moussallam, ou Abou Bakr Hamed Kahal. Bien que peu connue dans le monde arabe, cette littérature existe depuis plus d’un demi-siècle et commence à être reconnue par une partie de la critique. C’est une littérature en devenir et à surveiller. Il existe de plus en plus de prix, néanmoins il manque encore des organismes arabes indépendants, capables de mettre en évidence le patrimoine littéraire et de promouvoir à l’international cette diversité de talents."