L’ailleurs est supposé évoquer un parfum d’évasion, une invitation aux rêves, une page d’un livre qui se refuse au sommeil, un onguent à une adolescence arrachée à l’enfance, une main douce apaisant un bébé en larmes.

L’ailleurs est l’antidote de l’ici. L’ici est instantané.

Mon ailleurs est doublement douloureux. Il couve en lui ce qui, jadis, était mon ici. Il est l’ailleurs obérant de mes ancêtres, dans lequel je piquerai une tête pour ressortir décapité de mon ici.

Il a un siècle, mon ailleurs. Il est celui de mes grands-parents fuyant la Turquie pour échapper au génocide des chrétiens. Coltiner un ossuaire sur le râble les a rendus intransigeants face à l’ici. Il a altéré leur vision du moment. Les couleurs basculent, l’arc-en-ciel est monochrome: rouge. Le parfum du jasmin est celui d’un sang coagulé. Ils ne vivent plus au jour le jour, mais d’histoire en histoire, de cri en cri, de pendaison en pendaison, de fuite en fuite, de jour en nuit, de cadavre dépecé en cimetière désacralisé: des perles dépolies, sans fil, éparpillées, voire égarées, sur le chemin d’un destin concassé. Un faux pas et les voici dans les archives empuanties d’un pogrom dont ils sont les rescapés!

Tout comme nous échappe notre transition de l’enfance à l’adolescence, celle entre l’ailleurs et l’ici est insaisissable, sinon étendu sur un divan! J’espérais voir passer l’incarnation de l’ailleurs de mes ascendants avec chaque chasse d’eau. L’horreur humaine ne javellise que les mains des assassins.

Ma grand-mère ne me parlait pas de choix, mais de croix. Une croix transbahutée à travers deux frontières.

Échapper à l’ailleurs était sa mission au quotidien. Un quotidien à l’écoute de la diction d’un battement de cœur, de ceux qui ont cessé d’exister.

La vie de mon grand-père était conçue à coups de marteau, brochée de clous, étayée de mortaises, vérolée de gravillons, colorée d’heure bleue: le vieux, maçon. Autant il était taiseux sur l’étripage de sa communauté, autant elle, sa femme, se prenait pour l’émissaire des boucs émissaires.

Le massacre avait un nom romanesque et rêveur: Sayfo (été en araméen). Du moins, je le pensais.

Viens, petit, j’ai une histoire à te transmettre. Ma grand-mère ne disait pas "raconter", mais "transmettre". Raconter, c’est fabuler, exagérer. Alors que transmettre, c’est surfaire intentionnellement pour passer l’histoire de génération en génération, y être au cœur pour la garder dans son cœur. Haut comme trois pommes, la nuance m’échappait. Sayfo. Un tableau édénique s’est dessiné dans ma tête bien calée contre un coussin qui avait l’allure d’un noyer, à l’ombre duquel son histoire allait me bercer.

"L’endroit dont je vais te parler est ailleurs. Pas trop ailleurs. Mettons, un pays à côté. Je voudrais bien te le montrer sur la carte. Mais je suis analphabète, que veux-tu. De plus, je ne veux pas te le nommer, car tu affubleras son peuple de son nom. Ce que tu dois retenir est qu’il est barbare, sadique et bestial. Te le pointer sur une carte le rendrait unidimensionnel. Cet ailleurs, je le veux pluridimensionnel! Sur une mappemonde, il n’est qu’un tracé. Évoquer le pays, tu verras des humains. Ne pas l’évoquer, tu verras des monstres."

Elle ne mentionnait pas les Arméniens exterminés. Même dans l’extermination il y a une introversion de la perversité humaine. L’égoïsme de l’homme est le même que la mort. Les moyeux de la charrette de l’histoire grinçaient dans mes oreilles. À la fin de son récit, elle me révéla que le mot "Sayfo" ne faisait pas référence à l’été, mais à l’épée, mots homonymes. La rime est poétique.

Ils n’ont aucune photo de leur ailleurs. Tout est dans leur tête et au bout de leur langue. Leur ici est une lagune en tourbillonnement constant. Leur petit-fils est leur maintenant. Maintenant, leur ailleurs.

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